VictorB

VictorB
  • 37 ans
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Publié le 26 mars 2014
Cette œuvre testamentaire, annoncée comme telle par Miyazaki, comporte sa part inévitable de dialogues à double sens (le film se clôt sur les remerciements à la vie du personnage principal pris au milieu de sanglots et l'invite à quelques plaisirs terrestres comme un bon vin), de figures semi-biographiques (celle du dessinateur-ingénieur, qui se définit comme artisan de l'imaginaire avant tout), de sérieux « réaliste » face aux décollements incessants vers les nuages ― quitte à lasser, quitte à ne se construire d'idéal que dans une suite de chausses-trappes oniriques gigognes. Ce réalisme, dont le film fait toute une question de représentation, à un évident double fond : celui de l'animation évidemment, qui empoigne pour la première fois un personnage de l'Histoire du Japon au XXe siècle pour en dessiner le portrait (littéralement), l'ingénieur Jirô Horikoshi. Celui du rapport à l'Histoire ensuite, le récit se faisant charge d'historiciser le traumatisme de l'entre-deux guerres dans le camp japonais avec le paradoxe de se présenter comme une suite bunuelienne de rêveries enchâssées à bord d'engins fabuleux mais presque tous tirés d'avions réellement inventés, notamment le fameux chasseur Zero qu'a concu Horikoshi, et qui sera l'ange exterminateur des kamikazes de Pearl Harbor. Le film est placé sous l'exergue entêtant de la phrase de Paul Valéry : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Tenter de vivre, pris dans une parenthèse de l'Histoire entre deux désastres (« Le Japon va éclater! » entend-on à plusieurs reprises), parmi les ruines, dans l'abattement national généralisé, les suspicions qui s'en suivent (Jirô est toujours surveillé par une instance supérieure), vivre dans le réel en ménageant l'espace nécessaire pour ses rêves (le film montre aussi l'admiration des supérieurs pour l'inventivité de Jirô et le respect qu'ils ont de ses divagations diurnes). D'apparence linéaire, c'est peut-être son récit à la structure la plus complexe, troué par des ellipses particulièrement énigmatiques (celle qui explique le passage à l'hôtel où il rencontre sa future épouse par exemple, ou le voyage en Allemagne). D'apparence sagement limité à cet horizon et sans l'animalerie monstrueuse et baroque qui peuplait à foison « Le Voyage de Chihiro », « Le Château Ambulant », ou « Totoro », c'est sûrement son film le plus violent. Dès le cauchemar initial de Jirô enfant, il est évident que cet aspect « adulte » du film devra essentiellement son tribut à cette singularité à approcher, dans chaque scène comme un phare éblouissant, la violence : tout une manière de montrer frontalement, à la faveur d'une coupe de montage sciante de férocité, les dégâts sur la population, les ruines, avec une économie et une vitesse toute fordienne (le spectaculaire tremblement de terre de 1923, comme un flash barthésien), qui fait écho aux vues de villes embrasées dans le « Lincoln » de Spielberg sorti l'an passé, film à plus d'un égard proche de celui-ci. Les ailes métalliques découpant les nuages sont des oiseaux fabuleux autant que des engins de mort, dès le cauchemar inaugural de Jirô enfant. Cette dimension « adulte » de la violence ne vient pas seulement de la représentation de cités dévastées par les raids de la Guerre mais aussi dans l'histoire intime que lie l'ingénieur avec sa future épouse Nahoko, peintre à ses heures et condamnée par sa tuberculose. Apprenant que celle-ci a fait une crise, Miyazaki nous met sous les yeux cette image qui apparaît à son héros, d'une brutalité inouïe dans son œuvre, de la femme qu'il aime recroquevillée à genoux dans les herbes et secouée de spasmes, toussant du sang comme si elle le pleurait à verse sur sa toile. Qu'il s'agisse d'irruptions dans le flux de conscience du personnage comme l'Histoire sonnant son glas ou d'envolées oniriques subjectives, les cauchemars sont toujours contenus dans le réel, et que ce soit le sommeil ou la conscience la plus éveillée qui les suscite, ne change pas leur natures mais seulement leurs statuts, lesquels se brouillent de toutes façons vite en cours de récit. Le fantôme du « Ciel est à Vous » de Grémillon traverse bien entendu ces images d'une passion dévorante qui tient le cours des visions les plus folles des éléments se mêlant (le rendu et l'animation du vent dans les cheveux est d'une fluidité jamais atteinte, la puissance de l'élément donne sa force plastique au film comme lorsque Jirô retrouve Nahoko dans la clairière pour se déclarer à elle et que les éléments -eau du ruisseau, vent dans la jupe- s'associent à la vision édénique de l'instant), contre la folie raisonnée de l'idée fixe de Horikoshi. De façon significative (et au contraire d'un autre film sur l'aviation comme « Porco Rosso »), ce lyrisme grémillonien, mais aussi fordien (par un court-circuitage culturel étrange mais limpide), s'exprime dans les cadrages. Presqu'aucun plan dans le film n'est cadré « à hauteur d'homme ». Observez n'importe quelle scène, debout sur les ailes d'un avion comme dans un bureau, la « caméra » se trouve toujours en plongée ou en contre-plongée, même légère. Autre leçon de Ford bien intégrée par Miyazaki : la co-présence des éléments dans le cadre. Jamais le ciel et la terre n'occupent chacun une moitié de cadre, c'est toujours 1/3 de l'un contre 2/3 de l'autre, sans compter les innombrables plans de personnages au sol, le regard vers le haut, où seul un ciel ennuagé occupe l'arrière plan. Puissance épique de ce paradigme de western donné à la stature frêle de Horikoshi contre frénésie de l'imaginaire galopant. De l'un à l'autre : mouvement brusques où le verbe « décoller » prend tout son sens. Et surtout un recours bouleversant au mélodrame, qui donne son caractère décisif et tragique à la seconde moitié du film, le spectateur sachant dès les retrouvailles entre Jirô et Nahoko que cette dernière est condamnée par la tuberculose qui la ronge. Dans ce qui restera comme l'une des plus belles scènes de son œuvre, celle des retrouvailles, Jirô se promène en flânant rêveusement sur un sentier de campagne. Bouffée de verdure, élargissement des cadres. On quitte son point de vue un instant pour celui d'un jeune fille qui peint au sommet d'une colline, protégée par un paravent. Elle aperçoit Jirô, et son père marchant sur le même sentier en sens opposé. Les deux hommes se croisent sans se voir. La déception de la jeune fille est aussitôt balayée par un courant d'air frais qui fait s'envoler son paravent. Celui-ci échoue au pied de Jirô, qui le retenant par réflexe est entrainé avec lui, toujours gonflé par les vents. Non sans un certain effort burlesque, il parvient à le replier et est salué par la fille et le père. Mais la plus belle scène de couple, celle qui fend définitivement le cœur et fait gonfler les yeux de larmes, est d'une simplicité désarmante, mizoguchienne : son épouse alitée insistant pour qu'il reste auprès d'elle alors qu'il vient de rentrer avec du travail, Jirô lui tient la main tandis que de l'autre il continue à tracer ses plans. Il exprime le désir de fumer, son épouse lui dit que ce n'est pas grave, qu'il peut le faire. Et d'un simple plan large du couple de dos, tandis que le destin du pays se trace sur le papier, l'addiction de l'homme tue à petit feu les poumons de l'être aimé, bientôt repartie au sanatorium pour ne jamais en revenir.

Publié le 24 mars 2014
Ah, il nous fait le coup de la « comédie dramatique indie minimaliste en noir et blanc » ! Lui, c'est Alexander Payne, metteur en scène (tout de suite les grands mots, disons plutôt : réalisateur) de films paresseusement émouvants (Sideways, The Descendants, de molle mémoire), et le résultat, c'est Nebraska, sélection cannoise, prix d'interprétation pour le pauvre Bruce Dern qui n'en demandait pas tant, vu sa dignité à incarner un rôle indignement écrit. A regarder comment ce road-movie déroule son morne programme sans le moindre entrain de mise en scène, entre visite à la famille de rednecks vissés devant la télé, sermons bon teint sur l'alcoolisme, recherche d'un dentier sur les rails du chemin de fer, scandés de passages à l'hôpital, le tout sur l'air sempiternel du : « On vieillit tous et on va mourir un jour » et sur le mode gnangnan d'un chapelet sur la réconciliation père-fils entrecoupé de plans de coupes de paysages sur une musiquette pastorale, on se dit que Payne aurait aimé être Lynch (« The Straight Story », auquel on pense à chaque minute) ou les frères Coen, à force de courir en vain après le ton de leurs films, mais qu'il n'a ni le talent à faire humer le quotidien de l'Amérique profonde du premier, ni le mordant satirique des seconds, ni l'empathie bouleversante avec leurs personnages qui caractérisent les deux à leur meilleur (les récents « A Serious Man » & « Inside Llewyn Davis »). Sur quoi se rabat-il alors ? Une direction d'acteurs cadenassée à triple tour par son scénario prétexte à une série de cartes postales, un noir-et-blanc fonctionnel et un humour fondant acheté à coup d'appels du pied à l'émotion, tous surlignés par une guitare acoustique omniprésente. Les troisième et quatrième âges méritent décidément mieux que la représentation condescendante et méprisante que ce cinéma chiche leur vend en ce moment.

Publié le 31 janvier 2014
La Suzanne de Katell Quillévéré vient cruellement nous rappeler que la qualité d'un film est bien davantage que la qualité de la somme des parties qui le constitue. A force d'avoir démontré que la grandeur d'un Hawks, d'un Ford, d'un Walsh, d'un Aldrich sur leurs confrères tâcherons à Hollywood tenait surtout à la dynamique globale, le mouvement souterrain qu'ils impulsaient à la conduite de leurs films, on aura quelque peu oublié de forger une réciproque pour le cinéma outre-Californie (et le tenir pour minoritaire n'empêche pas de lui forger quelques théories en ce sens). Que dire de Suzanne ? Que Forestier, Haenel et Damiens sont d'excellents comédiens. Oui, mais on le savait déjà, bien entendu. Qu'il y a dans l'écriture « bon élève » de Quillévéré une immédiate exactitude qui est admirable mais peu aimable, qui touche trop vite juste là où l'émotion devrait poindre d'un délai de la justesse (souvenez-vous : Bresson, Eustache, Garrel) ? Oui, mais on s'en était déjà aperçu avec « Un Poison Violent » en 2010. Que brosser le portrait de cette femme sur vingt-cinq ans à coups de larges ellipses est une saine intention ? Oui, mais l'enfer en est pavé, et ici les ellipses sont comme trous noirs qui aspirent tout l'attachement qu'on pourrait ressentir pour ce romanesque austère ? décidément une peu convaincante oxymore. Mais que faire de l'impression de manque, de « trop peu », de rendez-vous manqué avec les personnages qui se traine avec nous à la fin du film et qui (au fond, on le sait bien) seule compte. Ceux qui voient dans cette étude de classe un peu laborieuse à force d'application illustrative un grand film sont en vérité ceux qui méprisent le plus directement le cinéma, car ils s'aveuglent à ne pas voir sa spécificité et se réjouissent de ce qui le gangrène et l'asservit aux autres arts (scénario-tout puissant, sujet de société pesant, ton de vignette balzacienne, musique à la rescousse de scènes sans respiration). Symptomatique est le manque de confiance de la réalisatrice, qui recoure sans réfléchir à la musique dès qu'il s'agit d'une scène où le personnage de Sara Forestier est seule (et Vérity Susman ne s'est pas foulée, optant pour recycler de vieux Electrelane). Il n'est même pas tant question de vision du monde ici que de vision du cinéma, tant Quillévéré partage celle d'une cohorte de jeunes auteurs naturalistes à la française (et qui commence à tourner sérieusement en rond, ceci dit), anonyme à force de n'appartenir à personne. Or, un cinéaste, c'est tout de même quelqu'un qui exprime un point de vue qui est le sien, irréductible, « et sur le monde et sur le cinéma ». Ni « marteau sur nos crânes » kafkaïen ni chronique empathique, Suzanne ne délivre in fine qu'un assemblage de saynètes tantôt touchantes (mais qui n'embrassent jamais de dimension supérieure, à force de modestie gnangnan-réaliste) tantôt agaçantes tant elles sont attendues, et qu'aucun parti-pris de mise en scène ne vient cueillir pour les élever vers la sphère des émotions de cinéma.

Publié le 22 janvier 2014
ClubRTL nous aura régalé cet été, et même au-delà : une programmation du mardi soir qui enchainait deux comédies françaises des années 60 à 80. Or, si le premier des deux films s'avérait généralement convenu, classique, le second titre appartenait à cette frange si convoitée et si oublieuse qu'elle devrait se chérir autant que les perles exhumées par Patrick Brion au Cinéma de Minuit sur FR3 : le nanar. La date de péremption d'un nanar étant particulièrement courte, (re?)voir « Le Trouble-fesses » (avec Michel Galabru et Alice Sapritch), « T'inquiètes Pas, Ça Se Soigne » (signé Eddy Matalon), « Ça Va Faire Mal » (un classique de Jean-François Davy avec Bernard Menez et Patrick Minet) ou même « Les Gauloises Blondes » (le pire du lot, pénible pastiche d'Asterix avec Roger Carel -tant qu'à faire-, Pierre Tornade et Jackie Sardou) aujourd'hui tient du miracle. C'est une bonne nouvelle à double titre historique que de voir ces authentiques navets. D'abord parce que ces films vraisemblablement réalisés pour faire sortir une scène sur deux la paire de seins d'une starlette d'un jour ou visiter à la fin des journées de tournage les caves de la région de Bordeaux (après tout, ce ne sont pas de mauvaises raisons de faire du cinéma) promènent leur ringardise avec une roublardise gourmande, le je-m'en-foutisme généralisé de l'équipe rend le hors-cadre toujours plus intéressant que ce qui se passe à l'écran (tel pourrait être une définition du nanar), ensuite parce qu'ils documentent parfois mieux que les chefs-d’œuvre tournés ces années-là un certain état du cinéma français, donc de la France caricaturée, une France populiste sinon poujadiste, vin rouge qui tache et béret sur le crâne, profonde, archétypique, parfois carnavalesque et sagement réactionnaire. Quel rapport avec « La Fille du 14 Juillet » d'Antonin Peretjatko, réalisateur de quelques-uns des meilleurs courts-métrages de ces dix dernières années (« French Kiss » en 2004, « Paris Monopole » en 2010) ? Pas grand chose en fait, je m'autorisais une digression, mais c'est que ce premier long-métrage et deuxième grand film en bikini de l'année (après « Spring Breakers ») réconcilie « Adieu Philippine » et « Mon curé chez les nudistes », avec sa capacité d'empoigner l'état de sinistrose sociale actuelle en parlant d'une jeunesse qui cherche du travail qui n'existe pas, pour le tirer vers l'humour débridé. Et tout bois fait feu : il y a dans ce film un certain nombre de gags qui ne fonctionnent pas, mais ça n'a pas d'incidence sur la qualité ou le rendement du film puisque Peretjatko joue sur l'outrance de l'accumulation. C'est la démocratie des gags, le rejet en règle de la comédie « du milieu » (potes trentenaires parisiens, esprit de bande régressif lorgnant sur le modèle Apatow et règne de la vanne, des « Infidèles » aux « Gamins ») ou plutôt le pillage en règle de l'esprit de sérieux. L'auteur semble dire « Lançons-les tous, le Spectateur reconnaitra les siens ». Mais, quitte à me contredire, Peretjatko ne joue pas au « chaînon manquant », ce vieil exercice pour critique paresseux. Chez lui, le comique est hommage mais irrespectueux, le principe citationnel est l'amalgame. Ce que Peretjatko doit à Godard, il le rend à Benny Hill ; ce qu'il doit aux Marx ou aux Charlots se transfuse par Rozier. Il ravive une spontanéité centenaire du burlesque anar et hirsute à la française (qui remonterait facilement jusqu'au « Frotteur » d'Alice Guy, 1907) et une appétence à filmer les corps en mouvement qui fait cruellement défaut au cinéma actuel. Le combinatoire est éruptif, trouvant dans la douce saturation des gags sa raison d'être. C'est la scène du dîner chez le Dr Placenta, où l’accumulation des registres et d'effets (slowburn, absurde, satire sociale, caricature, hyperboles, quiproquos, coïncidences, surprises, mimiques, calembours, running gag) cède peu à peu à l'effet de sidération : trop vite et trop fort, le rire et la peur sont décidément trop proches. Une partie de la grandeur de La Fille du 14 Juillet, le film le plus drôle de 2013, se tient là, dans cette incandescence et cette inconscience de se trouver, sans le savoir et sans le vouloir, comme le sésame d'un paysage cinématographique comique français toujours trop clivé.

Publié le 12 janvier 2014
L'une des vertus du cinéma de Von Trier, c'est bien qu'il est incapable de mentir. Non qu'il ne séduise par sa glorification constante des puissances du faux, son ironie (qui, LVT le rappelle à longueur de film de son ricanement jaune, n'a décidément rien à voir avec l'humour), le sarcasme, les effets de distance ou encore la provocation facile, mais ce cinéma insulaire dévoile (depuis « Antichrist » et cette dépression nerveuse qui est désormais le carburant exclusif de sa création) avec beaucoup de naïveté l'auteur qui se cache derrière, sans impudeur mais sans fard non plus, avec une sincérité que lui-même ne doit pas soupçonner. Les dialogues sont le lieu privilégié de cette expression directe, et LVT semble souvent vouloir s'adresser (se confier ? se psychanalyser ? disserter ?) par le truchement de son personnage directement au spectateur, là où la membrane fictionnelle parait mince comme jamais. Cela ne va pas sans un didactisme de circonstance qui peut débecter (sont cités pêle-mêle Palestrina, la polyphonie de Bach, « Le parfait pêcheur à la ligne » d'Izaac Walton, la suite de Fibonacci, la biographie de Poe, un schéma théorique de créneau parfait, la numérologie, Rammstein, ainsi qu'une indigente métaphore longuement filée entre la nymphomanie et la pêche aux poissons) mais a le mérite insolant d'une certaine littéralité (Von Trier écrit tout sur l'écran, tout ce qui est dit est immédiatement montré) où réside ses seules véritables provocations. Il serait possible de placer toute une série de considération de Joe (Gainsbourg) et Seligman (Stellan Skarsgård), l'homme qui la recueille et dialogue avec elle, dans la bouche de Von Trier, entre réflexions sur le sexe et la vie (« On se promène sans but en attendant de pouvoir enfin mourir », cité de mémoire) qui rappelle les intermèdes philo de « A L'Aventure » de Brisseau jusqu'à une embarrassante sortie sur l'antisionisme. Alors quand Gainsbourg annonce que l'histoire qu'elle va raconter sera longue, et ajoute après un petit suspens : « ...et très certainement morale, je le crains. », on sait exactement dans quoi on embarque. La surprise est de voir le cinéaste refuser la surenchère et préférer les dispositifs déceptifs — « L'Inconnu du Lac » est bien plus prolixe et pertinent sur la question de la représentation du sexe à l'écran — et même délaisser l'influence trop évidente de Sade pour celle de... Diderot avec une forme de dialogue digressif dans la lignée directe de « Jacques Le Fataliste », qui sape de fond en comble le récit en remettant en cause sa crédibilité, sa pertinence et sa vraisemblance par une série incessante de parenthèses discursives. Dès lors, l'intérêt se déplace sur les procédés littéraires, didactiques et trop rarement cinématographiques mis en place par Von Trier pour subvertir à la narration classique une série de dissertations inégalement drôles. D'où le peu d'adhésion générable par un film qui, comme le récit de Diderot le faisait avec son lecteur, se fout littéralement de la gueule de son spectateur, et dont la chute ne pourra être que grotesque ou risible (ça reste à vérifier à l'issue du volume 2). A chaque film, Von Trier semble un peu plus seul qu'avant, plus isolé, plus retranché du monde. Sa nymphe « Joe » est une figure exsangue et vampirique à la fois, insensible, alexithymique, qui frôle l'abstraction et fait voir la société par son prisme déformant de dévitalisation généralisée. Comme le note S. Delorme : « Nymphomaniac est un film sur l'insensibilité absolue, [...] directement connecté à l'univers. Pour [Von Trier], il n'y a que deux entités, à égalité, flottant dans le néant : Moi et le monde. Et l'un peut détruire l'autre. ». Nymph()maniac atteint son plein rendement uniquement lorsqu'il carbure à cette solitude mélancolique, quand on sent l'auteur broyer du noir en solo pour les seuls fins de goûter au fin fond de l'abîme dépressif. Deux des plus belles scènes du film se passent d'ailleurs dans les tréfonds d'un hôpital : ce sont les visions cosmiques de Joe enfant, attendant dans le couloir avant son anesthésie, où Von Trier raccorde le visage tendu de la jeune fille et ses fantasmes d'absolu incarnés dans quelques vues du cosmos, et 15 ans plus tard lorsqu'elle quitte à contrecœur la chambre de son père mourant pour s'envoyer n'importe quel blanchisseur du sous-sol tandis que son visage déchiré par la tristesse se décadre lentement. Ni l'une ni l'autre n'évoquent explicitement « Riget » (« L’hôpital et ses fantômes », 1994 & 1997), la série qui trônait, avant « Melancholia », comme le sommet évident de l’œuvre avec son fantastique de poche et ses décrochages grotesques de mauvais élève en grammaire cinématographique dans la topographie glauque d'un lieu virtuellement inépuisable. Mais ces scènes en retiennent l'essence poétique et une conception du romantisme héritée de Lovecraft. Ailleurs, dans la séquence la plus saisissante du Von Trier-vieille méthode,  Uma Thurman (sans maquillage) est catapultée dans le récit en épouse et mère éconduite convoquant ses enfants à visiter l'appartement de la maitresse de son mari. Scène qui a le mérite d'amener enfin à terme le projet de comédie de Von Trier et de réactiver une figure récurrente des cinéastes maniaco-dépressifs (chez Zulawski et Fassbinder par exemple) : une hystérique en position de faiblesse critique se donne en spectacle devant un bout de société (ici deux hommes et trois enfants pris en otage) tandis qu'une autre, apathique, l'observe longuement sans rien pouvoir dire, attendant que la scène se déroule (les climax d'« Idioterne », « Dancer in The Dark », « Dogville », « Epidemic » sont tous construits sur ce modèle). Irrigué par ses visions de chair triste, la misanthropie irréconciliable et le nihilisme de Von Trier, Nymph()maniac s'envole vers les meilleurs instants de sa filmographie, mais trop de pistes avortées le ramène à terre, et l'inégalité des chapitres (le premier et le cinquième sont les meilleurs, le deux et le quatre sont assez faibles) voisine avec l'hétéroclite arbitraire d'une esthétique qui revendique, mais de façon trop ostentatoire, l'absence d'unité formelle. Voilà pourtant bien un cinéma unique qui réussit la dialectique et l'équilibre d'exprimer un dégoût de l'humanité et des pulsions de mort non purgées tels sans céder ou susciter lui-même l'ignominie, l'antipathie ou le rejet. Sans jamais convaincre ni s'abandonner à sa noirceur foncière derrière ses rasades bouffonnes, Nymph()maniac convoque à la fois le pire et le meilleur dont Von Trier est capable sans les juguler dans cet idéal de Forme Majeure à laquelle il aspire.

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