VictorB

VictorB
  • 37 ans
  • Membre depuis le 17/05/2011
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Publié le 24 octobre 2011
M. Night Shyamalan est très fort. Parce qu'en plus de ne pas craindre le ridicule (ce qui est déjà une constante et une force du système hollywoodien par comparaison avec le cinéma européen), il l'assume et l'intègre à ses scénarios (de plus en plus grotesques, il faut voir le rôle d'écrivain qu'il s'attribue), en fait le lit même pour ses récits. Il s'affirme, à chaque film, et abat même ici la plupart de ses cartes personnelles et intimes, renvoyant Le Sixième Sens & Incassable à de pâles brouillons inassumés de sa démarche, levant un voile de plus sur son univers farfelu, drôle, disjoint, plein d'intersections avec celui de Tourneur et Lovecraft (même goût pour un monde nocturne monstrueux qui sommeille le jour, le surnaturel auquel il croit dur comme fer), rempli de curieuses obsessions et symboles (l'eau comme antidote et peur primaire, que ce soit les verres de Signs, la piscine de Unbreakable, etc.), toujours à deux doigts d'être abscons. Lady In the Water ressemble à une lointaine technique de cadavre exquis ou d'écriture automatique (sûrement plus que Black Moon de Louis Malle) mixée dans le mélodrame le plus rebattu. Paul Giamatti en concierge veuf recueille une nymphe (qui s'appelle Story) sortie de la piscine de sa résidence, et la soigne jusqu'à ce qu'un aigle l'emporte pour retourner dans son Monde Bleu, en réunissant autour de lui la faune de messagers et médiateurs castés parmi les habitants de son immeuble, notamment une bande de hippies philosophes, un lolita coréenne & universitaire studieuse, un père cruciverbiste et son fils qui peut décoder les messages sur les boites de céréales, un body-builder qui ne muscle qu'une moitié de son corps, un critique de film qui a vu tellement de mauvais films qu'il peut prévoir toutes les intrigues lorsqu'il va au cinéma. C'est n'importe quoi ? Vous n'avez encore rien vu! Shyamalan concilie deux tendances a priori irréductibles de son cinéma : un penchant pour la comédie, avec ses personnages « croqués » à gros traits, un art de la répartie, un goût pour l'insolite le plus hénaurme et, d'un autre côté, pour le fantastique premier degré, la terreur primaire qui demande qu'on croie aux horribles bébêtes qui surgissent en bout de plans de leurs yeux rouges agressifs, tout ça sous les atouts d'une fable métaphysique aux ras des pâquerettes. Le plus hallucinant étant qu'au final, le petit groupe comme le ton du conte parviennent à s'unifier, à être là ensemble et y croire. La peur comme début du collectif, comme union d'une communauté (The Village). Croire et s'accorder à croire enfin ensemble, objectif des personnages comme du spectateur souvent aussi éberlués qu'eux. Programme original s'il en est, improbable jusqu'à l'utopie peut-être (et de rejoindre par là dans un curieux détour de plus les no man's land absurdistes de Alain Guiraudie), un des chemins de traverse les plus fleuris du cinéma américain actuel. M. Night ose le registre du merveilleux, dresse une communauté la plus hétéroclite (socialement, religieusement) possible contre la peur de l'irrationnel et du noir. Il dessine une nouvelle série de visages ahuris, que ce soit la pureté aveugle du regard de Bryce Dallas Howard ou les têtes de Droopy burlesques de Giamatti, l'étonnement initial face aux basculements de valeurs étant, plus qu'une constante, une des matières à même de régénérer le récit tout entier. Il faut attendre la toute dernière seconde, celle de la dédicace, sur un chœur féminin angélique qui reprend le Times They're A-Changin' de Bob Dylan, pour comprendre à qui s'adresse au fond cette histoire à dormir debout. Shyamalan dédie le film à ses deux filles, promettant qu'il leur racontera l'histoire encore une fois, « et puis : au lit ! ». Ce sont ces yeux d'enfants qu'il faudrait pour apprécier pleinement ce film fluctuant comme l'onde de sa surface, sa structure oblique obéissant à une logique interne propre en ironisant (lecture adulte, déjà) sur le mode dominant de construction hollywoodien. Dans cet immeuble métaphorique, posé comme un hôtel du bout du monde, contre une foret, jamais rattaché à l'extérieur, qu'il est difficile de ne pas lire comme les États-Unis utopiques de l'auteur, une faune excentrique, issue d'une imagination abracadabrantesque, va se distribuer les rôles d'un film toujours en train de s'écrire (la méta-critique du critique de film au moment de se faire dévorer par le chien-végétal), à l'image de cette fable inventée et improvisée mot après mot par Shyamalan-père qui berce ses filles de ce récit à l'heure du coucher.

Publié le 19 octobre 2011
L'Apollonide est un portrait de femmes en groupe qui ne vire jamais à l'écueil du film choral. D'abord parce qu'elles sont trop proches pour être isolées par la caméra (trop éloignée, indolente, rêveuse comme l'écrit Accatone), que leur danse, le ballet de leurs corps chorégraphié par la langueur et l'ennui, la peur et l'abandon est la promesse vénéneuse et sacrificielle d'une jeunesse gâchée dans les contrastes sépia de Josée Deshaies qui soufflent le chaud et le froid sur cette prison mordorée. Ce n'est pas une aération renoirienne qui viendra balayer d'un vent neuf ces prisonnières du désert rouge, ce contrechamp fané à la Maison Tellier du sublime Plaisir de Max Ophüls (1952). Grand film sensitif : ça sent le renfermé, la poussière, le métal et le sang, les cheveux gras et les huiles de bain, les larmes et le sperme (et c'est parfois la même chose). Le « désabusement » (comme il existe le désenchantement ?) pourrait être la clef d'entrée dans le cinéma de Bonello. Hormis la parenthèse utopiste de la seconde moitié de De La Guerre (2009, inédit en Belgique), le prêtre-séquestreur de Tirésia (2004), le Pornographe (2002) Jean-Pierre Léaud et les prostituées trainant leur spleen baudelairien ici appartiennent à une même famille de mutiques asociaux en retraite misanthrope du monde. Ils attendent le lendemain comme on attend la mort. Avec une résignation butée, jusqu'à répéter leurs funérailles (la nuit dans le cercueil du cinéaste Bertrand dans De La Guerre). Le temps a suspendu son vol, mais son action se poursuit sur les esprits et les corps : décrépitude, vieillesse annoncée (L'Apollonide) ou mort déjà à l'œuvre (Le Pornographe), mutations cronenberg-iennes (la prostituée brésilienne de Tirésia) ou sanguinolentes entames à coup de couteaux (le sourire de la femme qui rit, les yeux crevés dans Tirésia). Sans le vouloir vraiment, Bonello a signé un grand film politique, dont l'allégorie-ligne claire peut se déchiffrer facilement (les prostituées et leur situation comme beaucoup de groupes opprimés). La violence, comme toujours chez lui, éclate par surprise, et dans le moment presque le plus faussement sensuel. Cette violence physique, qui défigure à jamais la femme qui rit n'est évidemment pas la plus terrible... Du reste, j'abonderai dans le sens d'Accatone, qui cerne les enjeux cruels de cette danse de salon létale. A chercher des échos dans les films de la compétition cannoise, on dirait l'opposé terrestre de la « danse de la mort » astrale de Mélancholia, et L'Apollonide possède les mêmes rideaux cramoisis donnant sur un intérieur obscur que l'inoubliable balcon du Vatican de Habemus Papam et la même langueur clinique que Sleeping Beauty de Julia Leigh, beau film-objet intriguant un peu maniériste qui nous parviendra au début 2012. Les mouvements de caméra liés aux déplacements des filles sont une magistrale démonstration de mise-en-scène qui réfute la virtuosité gratuite pour s'attacher à fouiller ce décor unique comme on fouille une plaie vive. Toute pulsion voyeuriste du spectateur se trouve d'ailleurs désamorcée dans d'ingénieux split-screens, à la fois surprenants et très naturels, même s'ils ont cet aspect daté relevé par Pekka (on sent de fait que la structure du film s'est longtemps cherchée au stade du montage). Lorsque la maison close s'ouvre enfin, dans un raccord lui aussi brutal et agressif, sur des images vidéos crasseuses, le cauchemar se poursuit avec une contemporanéité très illusoire : rien n'a changé, on est juste dehors, dans un effet de révélation shyamalan-esque (on dirait le twist final de The Village), on sait qu'aucun pétale flétri ne viendra plus se détacher du bouquet pour nous tirer du sommeil étouffant de ces corps sacrifiés.

Publié le 15 octobre 2011
Blindés ! Fast Five déplace l'argument testostéroné des précédents opus et l'alliance belles bagnoles/belles filles sous une morale réactionnaire, misogyne et dogmatique vers un plus authentique, catharsique affrontement physique (presque queer tant il est franc du collier, suant et botoxé) en mettant l'eau dans son vin des valeurs familiales traditionnelles à la rescousse : comme les malfrats de la pègre chez Scorsese, les personnages ont pour obsession de se retirer du business pour couler une retraite dorée. Cette fois les bolides ne sont pas des voitures mais bien les corps amphétaminés de Vin Diesel et Dwayne 'The Rock' Johnson, dont l'affrontement central ressemble effectivement à un match de catch, aux éclats de matière concrète protubérants. Leur récitation monolithique des dialogues, leur inexpressivité poussée à de nouveaux extrêmes participent étrangement de ce nivellement du réalisme par le bas, en appuyant l'aspect « déconnecté » du récit au réel, dommage collatéral de beaucoup de films d'actions des années 2000 gonflés aux images de synthèse de plus en plus criantes d'une vérité métonymique (2012 de Emmerich, les films de Zach Snyder, la franchise Transformers de Bay). Ici, il ne s'agit ni d'une plus value, ni d'une amputation absurde, tant la joyeuseté foutraque des plans abracadabrants élaborés par la team coexiste sans se poser de question avec un décor que Lin s'acharne à nous rendre limitatif par les seules règles de la gravité. Rio, troisième personnage principal donc, est une plaine de jeu de cache-cache géant, ses extérieurs fiévreux, les acteurs d'une poursuite fulgurante sur les toits d'un bidonville, tandis que Diesel deux séquences plus tard écarte les bras comme le Christ rédempteur du Corcovado. Ce système de rappel interne opère encore à quelques occasions, Justin Lin (qui a du se remettre en mémoire le Time & Tide de Tsui Hark) prenant aussi un plaisir fou à filmer les répercussions de l'action et de ses mercenaires furieux sur les lieux qu'ils traversent et réduisent en une série de vibrations, répercussions et ondes de choc telluriques. Il truffe ainsi sa mise en scène (d'un classicisme éprouvé) de plans sensitifs de matière concrète, béton, tarmac, pierre, verre, écrasés, pillés, concassés. Ce ne sont pas les quelques occultations et ruses d'un scénario qui veut jouer au plus malin avec le spectateur sur la dilatation de l'information qui viendront entamer ce plaisir primal et sans temps morts. Qu'on se rassure d'ailleurs, l'esprit d'équipe et de gros délire entre potes garde la primeur, la bande préparant son casse sourire en coin avec force de clins d'œils à Ocean's Eleven, tandis que la frontière se brouille tellement entre autorités, hors-la-loi, gangs rivaux, les personnages changeant eux-mêmes plusieurs fois de camp, que les rôles et figures, d'autorité ou de crime, paraissent finalement interchangeables. Et ils le seront effectivement jusqu'à la dernière minute de ce suspense baroque, au découpage frénétique singeant ceux de Michael Bay ou Tony Scott, le charme et l'ironie de la série B en plus. Le film culmine dans la poursuite la plus hallucinante de toute la série, à deux doigts du burlesque du Keaton de The General, avec un coffre-fort géant sillonnant les rues, bientôt changé en projectile ou fronde. A la fois le plus fun, burné, hilarant, cubiste et solidement charpenté des épisodes de la série, dont on n'attendait décidément pas tant.

Publié le 10 octobre 2011
Ça va du bleu métallique « Experts » au gris foncé « banlieue HLM » en passant par le gris neutre des couloirs de la prison, le noir anthracite d'une arrière cour de bar louche (lieu évidemment d'un passage à tabac du héros), le turquoise palichon des murs de l'aéroport, jusqu'au blanc aveuglant du soleil du San Salvador. Pour Elle peut postuler aisément au titre du polar à la française archétypal, on mettra son CV en haut de la pile, c'est promis. Davantage issu d'une tradition de feuilletons télévisuels (Navarro, etc.) que de l'héritage de Melville ou Jacques Bral, ou même du Alain Corneau de Série Noire, ce genre bien particulier de film policier, bâtard d'une certaine noblesse de la série B hollywoodienne est un curieux exercice de mise en veille de la mise-en-scène, de subordination d'un découpage mou à la précipitation confuse d'une action cadrée en gros plans visage, toujours en mouvement pour qu'on ne voit pas son terrible statisme, sa froide rigidité, qui se joue les machoires serrées, avec des enjeux binaires (vie professionnelle contre vie privée), et un soupçon (mais pas trop) de plongée dans les milieux glauques. Et on se tromperait d'aller voir dans le thriller hollywoodien les références de ce produit super-national, malgré des coups de coudes du scénariste au spectateur pour nous orienter vers une filiation hitchcockienne trop revendiquée pour être tout à fait honnête. Le polar français idéal se situe donc dans une palette chromatique extrêmement mince, mais qu'il explore avec une infinie précision. En parrain du coeur, Olivier Marchal apparait pour donner sa crédibilité et apporter sa caution hyper-réaliste au film. Ses paroles reviendront à plusieurs reprises hanter le personnage joué par Lindon, par un procédé de memory recall thought particulièrement lourdingue, qui devait être efficace aux alentours de 1927. Et pourtant, elle tourne la production, avec son héros ordinaire pris dans un engrenage infernal qui devra se salir les mains pour sauver sa femme, mais tout va bien puisque le scénario l'a innocentée. Quand il faut s'échapper d'un hôpital grouillant de policiers, il tire sur le mur à côté d'eux pour leur faire peur, autant dire que c'est nous qui avons craint un instant que cela dérape. Mais non, nulle tendance cryptique ou apologie de l'auto-justice à la Noé, si ce n'est une, plus lâche, larvée et souterraine, qui coure sous tout le film par son absolue absence de distance, second degré, soupape, appelez-ça comme vous voulez pourvu que l'on se dépoisse un instant de ce réel fabriqué, gluant et moite qui colle à la peau. Faux coupable mais vrai père de famille, Lindon enseigne a son fils (a fortiori au spectateur) que jouer avec une arme c'est mal. La morale est-elle sauve pour autant ? Et puis Diane Kruger en taule, c'est vraiment trop injuste et puis pas crédible pour un sou. Les policiers, eux, sont heureusement tous des incompétents, surtout quand ils sont belges (ils ne savent même pas utiliser un fax, alors arrêter un prof de français en cavale...). Pince-mi et Pince-moi sont sur un bâteau, le film tombe à l'eau... Une « descendre aux enfers » en pente douce, où tout se détériore à commencer par la santé mentale du personnage de Lindon mais sans changer une chose : son grand manteau noir et sa chemise blanche aux deux boutons ouverts. Une affaire de dégradés, qu'on vous disait... Le polar français vous garantit : réussite à l'évasion de prison, retour de l'être aimé, tout ça en une heure trente environ. Invraisemblable ? Vraisemblable n'est pas hitchcockien. D'où l'apparente situation de l'intérêt du film, pour lequel l'épreuve de force résiderait dans la solidité de son argumentaire dramaturgique. D'ailleurs Cavayé y croit tellement qu'il referra exactement le même film trois ans plus tard en un peu mieux, A Bout Portant avec Gilles Lellouche. Vous connaissez le mot bienveillant de Jean Gabin, le grand-père du cinéma de papa sur les bons films ? Fred Cavayé a tourné une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire.

Publié le 4 octobre 2011
Grand film grave, Habemus Papam est victime d'une méprise assez globale de la critique. Au risque de me faire traiter de charlatanisme (Eisenstein1), je vais défendre ce film qui est non seulement un des meilleurs de l'année, mais un des meilleurs de Nanni Moretti, un de ses plus ambitieux thématiquement pour sa belle fluidité à jeter des ponts entre auteurs (Shakespeare, Tchekhov, Freud, voire Goldoni), à se situer au bord du précipice pour mieux en humer la terreur. Quel est ce film prometteur qu'aperçoivent certain à l'aube des premières scènes et qui, selon leurs dires, s'échoue ensuite ? Est-ce à cause de la déambulation romaine erratique du Melville joué par Michel Piccoli (impérial, un des derniers mystères cannois est de savoir comment il a pu être ignoré du palmarès de la 61è édition) ? Ces plans d'ahurissement dans la ville restent pourtant longtemps en mémoire. Si la gravité de la finale en mode majeur (avec Miserere d'Arvo Pärt, difficile d'être plus ambivalent quant à son rapport de l'Église) en surprendra certains, elle est annoncée telle quelle dès le départ comme un avatar de cette tragédie humaine. Il ne s'agirait pas de confondre l'aveu d'impuissance du futur ex-Pape Melville à la fin du film avec une hypothétique confession de Moretti. Cette fin est difficile pour les spectateurs car elle est complètement déceptive, ce qui est en soi un parti-pris rare et fort, mais il ne s'agirait pas de se fourvoyer en y lisant une conclusion décevante : elle est la seule possible, balisée dès le départ par une série de signes (le conclave commence sur une panne d'électricité, avec un évêque qui tombe et se relève difficilement). Simplement, aucun rétablissement de la situation ne sera amené, et ce basculement très moderne qui déstabilise le monde des catholiques tout entier (c'était le pays lui-même dans le Caïman) vers une chute promise, et coupé juste avant de sombrer dans cette béance, prolonge la mélancolie du Pape impuissant et le tragique équilibre précaire du précédent film de Moretti. En ce sens, ce présent film est au moins aussi politique que son prédécesseur, mais assurément moins frontal, sauf lorsque les services secrets se réunissent autour d'une maquette de Rome pour baliser le trajet papal dans la ville. Reléguons donc de côté la superficialité des regards qui voulaient voir dans Habemus Papam une comédie satirique, attaque moqueuse et facile contre le Vatican ou une subversion fantasmée qui est à mille lieues de l'univers de Nanni Moretti (à l'exception peut-être du Caïman) : ceux là ont projeté sur l'écran leur propre film sans voir celui qui n'est même pas en germe dans le sérieux que prend Moretti à traiter son sujet psychanalytique, dans le grotesque qu'il utilise à peindre un Vatican en home pour évêques décatis, bourrés de sédatifs, antidépresseurs, tuant l'ennui dans d'interminables parties de cartes. Parfois entre presse et paresse, il n'y a parfois qu'une lettre de déférence... Moretti n'a jamais été le « trublion » que rêve le Moustique qui se réfère mollement au Caïman, qui figure pour son aspect de farce d'exception dans sa filmographie, mais bien un humaniste porté sur l'engagement, angoissé par l'oubli et l'amnésie (Palombella Rossa, son chef-d'œuvre). Voir dans le film un « portrait assez banal d'un homme qui se rêvait comédien » (DH) est sacré raccourci dramaturgique qui fait sûrement économiser des caractères mais ne peut pas rendre justice à la complexité thématique du film et il faut entendre le cri d'enfant que pousse le nouveau pape au moment de se présenter à la foule pour comprendre que Moretti ne tournera pas le moins du monde la psychanalyse en ridicule, mais bien les psychanalistes, obnubilés par leur concept de « déficit parental ». L'humour de Moretti est avant tout un humour de situations, un grotesque fin et inquiétant (un intervenant à la télévision qui se lance dans une analyse de la situation puis s'interrompt et avoue qu'il improvise, le psy abattant ses cartes au poker ou en inspecteur frondeur des couloirs de la garde du Vatican comme le souligne Accatone) qui documente cette dislocation des deux mondes, intérieur et extérieur, tournés l'un vers l'autre mais incapables de se regarder en face. Les oripeaux pittoresques auxquels on voudrait que le film prête le flanc ne résiste pas à une vision un tant soi peu profonde. Le rapport de Moretti à l'Église est déjà tout entier dans « La Messe E Finita » (1985), avec son curé qui joue au foot avec les enfants, mais il semblerait que personne n'a eu l'honnêteté intellectuelle de le (re)voir. Quant à la partie de volley, personne ne trouve à s'interroger sur sa fonction, alors qu'elle n'est pas très compliquée : unir, raccorder ce qui s'est disloqué avec cette non-apparition au balcon. Former une équipe et s'adonner aux joies de la saine émulation, être ensemble avant tout pour contrecarrer son ennui et l'insularité insupportable du conclave, voilà ce que le sport nous offre comme fuite au quotidien. Et en le ralentissant quelque peu, d'élégantes variantes visuelles sur l'élévation spirituelle se mettent à l'œuvre, avec ces évêques bondissant vers la fenêtre du faux pape, en vérité un officier épicurien de la garde rapprochée qui s'empiffre de gâteaux en agitant son rideau. L'autorité et la richesse de ce film d'horreur dont la victime est la communauté des catholiques elle-même, de ce film de prison où le pénitencier est un Vatican gériatrique peint avec cruauté depuis sa matrice (la Chapelle Sixtine) s'exprime dans la mise en image somptueuse à laquelle convie Moretti, qu'on a jamais connu porté sur un si grand soin esthétique. Voir les évêques comme autant d'enfants à qui on vient souhaiter la bonne nuit avant de les enfermer à clef dans leur chambre, bourrés d'anxiolytiques est tout de même une vision terriblement caustique, cela coulé dans un balai de travellings d'une fluidité rare. Habemus Papam consacre avant tout la primauté de la mise-en-scène, avec une évidence des idées rarement sonnées avec une telle franchise. C'est aussi la communication qui est en crise, mise en œuvre pour le nouvellement intronisé Melville dans la terreur du contrechamp. Moretti, dans un traumatisant échange dialectique balcon/foule, qu'il reproduit cinq fois, dix fois, raconte les funérailles du pape, avant l'élection du nouveau, et le spectre de son apparition retardée au balcon. Mais le Papa joué par Piccoli ne rêve rien tant qu'être parmi la foule, parler avec les gens, il s'enfuira précisément pour cela, vivre et jouer la vie comme il n'a jamais pu le faire. Mais ce qu'au fond il ne peut plus supporter, c'est ce cantonnement de la foule d'un côté, de l'institution (lui compris) de l'autre. Communication grippée entre élite de l'Église et foule populaire, conciliabule insulaire jusqu'à une issue fatalement désastreuse : Habemus Papam a des échos forcément différents selon les époques et les lieux, mais sa dichotomie simple et éclairante parlera toujours. Pour ne pas piéger son film dans ces bulles étanches, Moretti propose une utopie universelle. C'est la piste la plus surprenante, complètement inattendue et doucement improbable (et Moretti a toujours joué terriblement sur les glissements de situations de situations réalistes vers un doux surréalisme) : le sport comme allégorie très sérieuse d'un universel envisageable. Le drame sourd qui se joue à la fin annonce une impuissance du monde catholique à réfléchir sur lui-même et évoluer. Avec son balcon aux rideaux rouges sur un gouffre noir insondable, d'où rien ne viendra jamais, Habemus Papam contredit jusqu'à son titre pour nous désigner la morsure du vide. Pour cette terreur mystique, à deux doigts de la transe (Miserere d'Arvo Pärt) et tout le reste qui préside à ce trou ouvert à même le plan, ce film est capital pour notre époque.

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