VictorB
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- 36 ans
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Publié le 3 janvier 2016
Top 10 pour 2015 : 1. MIA MADRE, N.Moretti // 2. THE ASSASSIN, H.-H.Hou // 3. RÉALITÉ, Q.Dupieux // 4. L'OMBRE DES FEMMES, P.Garrel // 5. FOXCATCHER, B.Miller // 6. MAD MAX : FURY ROAD, G.Miller // 7. VICE VERSA, P.Docter // 8. HEAVEN KNOWS WHAT, B.&L.Safdie // 9. HILL OF FREEDOM, S.Hong // 10. CEMETARY OF SPLENDOUR, A.Weerasethakul. Mentions honorables pour THE SMELL OF US, L.Clark // VINCENT N'A PAS D’ÉCAILLES, T.Salvador & une belle moitié de EAU ARGENTÉE : SYRIE AUTOPORTRAIT, W.Bedirxan - O.Mohammed. --- Meilleurs vœux de cinéma pour 2016 !
Publié le 29 août 2015
Asia Argento a incliné judicieusement cet hommage au cinéma italien des années 80 et à "Incompreso", le chef-d’œuvre de Luigi Comencini, vers une fiction nostalgique et fiévreuse « comme une chanson de variété italienne » (S. Du Ménildot), lui permettant de s'épanouir dans le chaos relatif du plateau et une description hirsute d'une famille hautement dysfonctionnelle mais très comique dans sa nullité, l'attitude punk des débuts de la cinéaste ici temporisée par un appel vers le sentimental en mode majeur où se brouillent les cartes auto-fictionnelles en une constellation de détails autobiographiques. C'est tant mieux : ainsi dispersés comme des éclats coupants, la vérité mord de partout la fiction. Cette vérité est avant tout celle de Giulia Salerno (Aria, l'incomprise du titre), dont on n'est pas prêt d'oublier le grand regard égaré ni sa dégaine, frêle silhouette de trois-quart dos qui s'éloigne dans les rues de Rome, une valise dans une main, une cage avec son chat noir dans l'autre, sans cesse ballotée entre un père taré et une mère volage. Cette vérité, c'est aussi l'amour éprouvé par Argento pour la jeune fille qu'elle découvre sur un écran en 1985 (« L'Effrontée » de C.Miller) et à qui elle offre ici un contre-emploi de mère redoutable, Charlotte Gainsbourg. Nul horizon de mélodrame cependant : dans un visuel de profusion de couleurs, de textures (Argento, ô bonheur, tourne en pellicule, et en Kodak - lorsque la poussière vole devant le visage de Charlotte Gainsbourg, c'est comme égarée dans les limbes que nous la voyons), qui refuse de distinguer le bon du mauvais goût, la mise en scène revêt cet oripeau carnavalesque qui lui sied à merveille. Sa façon de flanquer toujours sa caméra en hauteur dans l'appartement du père donne l'impression qu'Aria et Asia voudraient de concert en faire tomber les murs, trop étroits pour elles. Le film est brouillon, bariolé, dispersé, mal fichu (ses cadres à l'emporte-pièce, son montage qui aboute les axes, les courtes focales et les valeurs de plan abruptement), mais rien de tout cela n'importe : ce film a un pouls, il a une respiration, son auteure aime ses personnages et les offre à aimer : c'est tout ce qu'on attend du cinéma.
Publié le 29 juin 2015
Sous le titre générique d'Amour(s) se cache un atelier de « face caméra » des étudiants de dernière année de l'ESACT (Conservatoire de Liège) dirigé par Delphine Noëls (« Post-Partum »), débouchant sur un long-métrage projeté une unique fois fin juin au Cinéma Sauvenière depuis deux ans maintenant. Sept semaines plus tôt, Noëls rencontrait ces (apprentis) comédiens pour la première fois et voilà qu'en mois de deux mois un long-métrage a été élaboré en stricte intimité avec eux autour d'improvisations, situations, personnages inventés in situ. Bien entendu le film parle autant de ces amis et familles se retrouvant pour le mariage d'un couple dans la maison de l'ex de monsieur à Seraing que des comédiens qui les interprètent, et dessine d'eux un portrait nuancé, généreux. La projection est un moment d'autant plus instable, y compris techniquement (des erreurs de mixage et des sautes de Blu-Ray cette fois) qu'ils se découvrent pour la plupart pour la première fois sur un écran, avec les sentiments mêlées et la brutalité que l'on imagine, et que la salle (bienveillante) est remplie de proches : un bon public, réactif et excessif comme on aimerait en voir plus souvent. Façon de réarticuler, pour ces comédiens plus rompus à l'art du spectacle vivant, un peu de la gouaille et du populaire du spectateur de cinéma à l'ancienne, devenu bien invisible et sage à la longue. Pas d'esprit d'œuvre à former ou de produit fini ici : que du brut de décoffrage donc, dans une visée d'enregistrement et de restitution la plus pure et nette possibles de moments de jeu souvent incertains, parfois sidérants, toujours passionnants. Si esprit il y a, c'est celui d'une troupe qui prime, et travaille à décloisonner les genres ou tons préétablis avec une innocente barbarie roborative. On ne voit jamais de film qui couvre un spectre si large, de la franchise sexuelle de Guiraudie à la veine littéraire d'un Truffaut, avec des détours par la gourmandise charnelle de Renoir, infusant partout un plaisir à jouer et être joué digne de Cassavettes (les étudiants n'en reviennent pas que le cinéma les dépossède du contrôle final de leur interprétation). Voici donc un film qui s'avance timidement, précédé de précautions oratoires bien superflues à la vue d'une telle spontanéité de chaque instant, une telle vivacité du geste, mais qui sait exhaler aussi une grande morbidité et un comique régressif digne des grandes heures d'Apatow (l'invitée bourrée, avec un mauvais goût très assumé des gags sur le vomi) qui ridiculise par sa faconde rabelaisienne la sclérose actuelle du paysage cinématographique belge. On chercherait en vain dans Puppylove, Melody, L'Année Prochaine et les autres nanars actuels, prétendus porte-étendards d'aspirations jeunisantes, une quelconque vérité de l'interprétation et des préoccupations que le présent « exercice » sublime ici à chaque détour de plan, même et surtout lorsqu'ils sont mal fagotés. Il faut dire que Noëls et sa troupe travaillent une sorte d'inconscient à ciel ouvert d'un romantisme mortifère et libidineux qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans notre cinéma national et peu ailleurs (chez Garrel en France). La plupart des scènes sont portées par un langage et des préoccupations très crues ; la moitié d'entre elles au moins s'oriente avec toutes les variantes possibles vers des propositions sexuelles plus ou moins larvées, plus ou moins abouties avec une large gamme de ressorts comiques. Toutes relèvent d'une forme ou d'une autre de séduction, cette prédation semblant être la lame de fond qui permet des incarnations très surprenantes : la surprise d'un ancien amant qui a décidé de s'isoler pour prendre un bain ou la tendre relation incestueuse entre le marié et sa sœur (Sarah Espour). Ces noces seraisiennes où se nichent ces petites alcôves de sexe et de mort n'achoppent que de temps à autre sur l'exemplarité de chaque saynète : c'est qu'on aurait presque oublié qu'il s'agissait « aussi » d'un examen où chacun jouait sa partition. Où certains plus virtuoses jouent plus fort ou plus brillamment que d'autres, fatalement. Où les plus discrets tirent leur épingle du jeu dans les marges, ou par un surplus de matité émotionnelle (les deux sur la terrasse, à la fin) qui finit par payer elle aussi. L'an dernier, la composition en sketches donnait l'occasion à Gwendoline Gauthier de rayonner dans une inoubliable scène de rupture avec amant dans le placard où l'on balançait d'une seconde à l'autre entre le grotesque et le pathétique, plus Feydeau ou Dostoïevski (la cruauté presque innocente de la fille, l'aberration de la co-présence de chacun où les masques tombent en direct) que Raymond Carver. La belle cohésion de la classe de 2015, les scènes de danse qui servent de respiration aux scènes à deux en dilatant le temps dans un hédonisme menacé par des intempéries libidineuses et sentimentales est alimentée par une trame fictionnelle plus riche que celle de 2014, de facto un film à sketches autour des textes de Carver. Ceci étant, la fête de mariage et le décor unique de la maison sont un bienfait tout relatif dans la mesure où ils ramènent des références parasites à d'autres longs-métrages comme "Festen" ou "After the Wedding" dont l'ombre plane au-dessus des inévitables règlements de comptes des discours, là où toute l'originalité de la démarche est de nous montrer des corps jamais vus dans des postures singulières (c'est un grand film postural, des contorsions sur le sol de la malade à celle qui déploie son corps en rejoignant son amant dans le bain, des poses régressives des goinfres du buffet à la fille qui pisse son sac à la main) et faire entendre leur voix inouïes jusqu'à lors. Le meilleur ne tient donc pas à ces emplois au spectre parfois trop limité de beaux amants ténébreux et de filles paumées ou suicidaires mais aux modulations infléchies à leurs modèles originaux, et à leur usage sans cesse reconfiguré du décor et de l'équipe technique, toute entière tournée vers la qualité des moments à capter. C'est une cartographie de l'espace que s'emploie à redessiner la chorégraphie empirique techniciens/interprètes, entre refuges dans la cuisine, toilettes, voire dans un véhicule à l'arrêt et une salle de bains particulièrement prisée, qui est aussi bien la scène d'une discussion mémorable de franchise entre filles sur la fellation faite à un invité que le petit théâtre d'une lettre d'amour qui sera brûlée une fois lue, où les parois coulissantes de la douche protègent la timidité de la lectrice (Marie Bourin, frémissante de sensibilité) en surcadrant la douleur d'un amour qui n'en finit pas de s'éteindre.
Cette année, les monteurs Ewin Ryckaert et Nicolas Bier ont eu à tailler dans une matière plus fragmentée, charriant une esthétique dogma moyennement bienvenue, mais portée par un geste là aussi très enlevé, sincèrement réjouissant, en pleine communion avec les intentions de la réalisatrice, comme à l'emporte-pièce (et non la feinte de ce raptus, qui grève le naturalisme actuel). C'est également que Jean-François Metz, chef opérateur de ce film et contrairement à celui de l'an passé (Benoit Dervaux, cadreur des Dardenne) ne travaille pas à focale fixe : on sent dans la première séquence de préparatifs chez les mariés que la mise en place se cherche entre coinçage dans l'exiguïté du décor et volonté de capter toute la gamme de tremblements sur le visage d'Élisabeth Karlik avec trop de zooms intempestifs. Quant à Noëls, elle trouve dans cette urgence de création une spontanéité et une véracité indécelables dans sa filmographie passée, décrochant une claque bien sentie à la face des prudents garants du bon goût et autres frileux qui n'osent pas empoigner ce bouquet de nerfs et d'émotions à vif que le cinéma, par le truchement intime du jamais-vu-jamais-entendu de ces acteurs-là, peut encore nous offrir avec tant de générosité.
Publié le 7 juin 2015
Une temporalité de l'action comme incurvée, qui ploie vers l'en-dedans du plan pour y éclater en sourdine : Hou Hsiao Hsien, pour son retour au cinéma huit ans après « Le Voyage du Ballon Rouge » (2007), peu mémorable escapade en France et dix ans après « Three Times » (2005), a su ménager la surprise à l'annonce d'un « wu xia pian » (un film de sabre, de chevalier errant) situé sous la dynastie Tang, lui qui était plutôt rompu à la peinture des souvenirs d'enfance (tous ses films jusqu'à "Good Men Good Women") ou d'un Taipei et d'une jeunesse contemporaines ("Goodbye South, Goodbye", "Millennium Mambo",..). Chaque séquence est cette surprise décuplée par l'approche impressionniste et à l'Est de tout fondement dramaturgique de l'auteur de "Three Times". La composition des plans se tient à mi-chemin entre une savante réflexion sur l'art de l'époque, ses truchements de perspective notamment et une approche plus organique à partir des corps et du vide, chaque cadre étant construit autour d'un centre absent qui aimante (sinon érotise) les bords. Ce sont toutes les scènes de combat du film traitées sur la même modalité, mais sans cesse variée : introduites par la présentation dans un même plan large des deux forces en présence qui se jaugent, Hou raccorde soudain sur le cœur même de l'affront, un geste déjà fait, ou un corps qui glisse si vite que la caméra peine à le suivre : un destin toujours-déjà joué, comme le duel des deux femmes dans la prairie de bouleaux qui ne cesse de les voiler/dévoiler l'une à l'autre (notre culture occidentale nous évoque le tableau « Carte Blanche » de Magritte), soldée sur l'insert du masque fendu, ou l'attaque en forme d'adieu final de la nonne à Nie Yinniang. On se surprend à penser à Bresson : son "Lancelot du Lac", tout en jaillissements soudains de proxémie, de coupes abruptes qui ellipse le raidissement des muscles et l'attaque du geste meurtrier, est le voisin formel direct de "The Assassin". Les deux cinéastes aux cultures opposées se retrouvent sur un sens prégnant de la concrétude du monde, et de l'impermanence des êtres. Une scène commence par un panoramique sur une bougie qui se consume et dérive sur la tapisserie au mur : la co-présence des éléments, ici le feu et l'air qui fait vaciller la flamme, mouvement contre immobilité, sont des forces conjointement présentes dans chaque plan pour rappeler la distance imprimée face à l'apparat de la reconstitution (la distance hou-esque comme équivalent à la distance brechtienne) tout comme face à l'agitation d'une société de castes que la mort a toutes rendues égales. Hou ne parle-t-il pas d'ailleurs en souriant d'un film de sabre « avec de la pesanteur », ironisant sur le "Tigre et Dragon" d'Ang Lee. C'est, dans une dialectique voisine, l'alternance typique du genre (scènes d'affrontement / scène « de bivouac » comme dans le western) respectée par Hou qui lui permet de « mettre en spectacle », littéralement, sa conception du temps — et des temps : celui de l'attente, de l'observation en chien de faïence de l'ennemi, du calme avant l'attaque, du suspens au cœur du combat, de la dilatation du geste létal, de la parenthèse commentée de la danse, de l'aparté didactique, de l'observation des à-côtés de la scène. Les palais de province de la dynastie Tang ne sont jamais apparus aussi opulents que dans ce carcan formel en forme d'écrin à leur beauté, menacés par les coups de boutoirs des tambours de la cité. Un étalonnage audacieux permet d'ajouter aux extérieurs des tonalités jamais vues auparavant et d'outrer la lumière naturelle, saturant tout un champ de blé à tel point que le convoi qui le longe est plongé dans l'obscurité malgré le soleil de midi. Pour ravir à un cinéaste avec lequel il partage un sens inné du cinéma comme expérience d'hypostase et le goût pour l'univoque, Hou aurait pu baptiser son film du nom de celui de Weerasethakul présenté également en Sélection Officielle : le cimetière de la splendeur. Le prologue du film, trois séquences cinglantes en noir et blanc et au format 1,37:1 (« en couleurs, ce serait trop cruel » assure Hou) montre les trois postures du personnage et son auteur avec un art de l'économie qui est celle des grands maitres : l'attaque, l'esquive et la fausse servitude. La première offre une triple preuve de maestria, façon de rebrasser les cartes tout en rappelant que la maitrise n'est pas jamais une question de rétention mais de don et d'observation. Les branches d'arbres qui suivent le plan du meurtre posent le système de renvois à la Nature que le film ne cessera d'opérer (réponse en cela aux univers clos de "Fleurs de Shanghai" et "Three Times"). La deuxième, ingénieuse, est une mise en abime du geste Hou-esque à nouveau : non content de ne pas s'asservir aux conventions du genre, il va les défigurer en les intégrant à un système esthétique plus coercitif encore : le sien. Le geste de Nie qui balaie le sabre est juste et échappe à l'œil, comme la plupart des scènes de combat qui suivront seront illisibles du simple point de vue de l'action, trop rapides ou décentrées pour nous les « faire vivre de l'intérieur ». La troisième est une feinte, l'apparent usage des codes du genre ou l'obéissance bien illusoire de l'Assassine à sa maitresse, alors que plus maternelle que commanditaire d'un bain de sang elle tente de lui asséner en guise d'adieu des coups de fouet avant de la regarder s'éloigner une dernière fois. La majesté du film tient à cette grâce à exhiber, mieux encore que la rétention des plans-séquence et du huis-clos de "Fleurs de Shanghai" (1998), l'infinie variété de ressentis de ces instants et leur richesse sensorielle et plastique. Quel cinéaste, hormis Renoir, a donné à la durée et à la minute même de la prise un tel luxe de préciosité et d'attention, une dimension si charnelle ? Quel cinéaste, sinon Garrel, a conféré une telle religiosité au silence, à l'étude minutieuse d'un son direct, une telle spiritualité à la co-présence des corps dans un espace ? « Si ce film était un fleuve, ou plus exactement un torrent, je m’intéresserais au cours de ce torrent, à sa vitesse, à ses méandres, ses tourbillons, beaucoup plus qu’à sa source ou à son embouchure. » métaphorise Hou dans le dossier de presse. Le baroque en germe dans "Millennium Mambo" et ses longues focales systématiques et dans la reconstitution des "Fleurs de Shanghai" s'épanouit pleinement dans "The Assassin", avec ses avant-plans flous systématiques envahissants (nature en extérieurs, voiles et oripeaux en intérieurs) et un travail de sape de la forme, moins préoccupé par la cohérence et l'harmonie de ses soubassements que par le passé – la structure s'étant d'ailleurs cherchée durant un an de montage, un record pour celui qui a monté "Les Garçons de Fengkuei" en deux semaines. Au-delà de tout, "The Assassin" est un immense film textural, qui reprise sans cesse le motif du voile tiré et retiré comme acte de monstration et de dérobée au regard, et parfois simultanément (le titre original composé de trois mots qu'on peut traduire par : « La fille qui se cache et écoute »). Lors de la longue discussion de Tian Ji'an avec son épouse, un tissu translucide vient orner le cadre jusqu'à recouvrir partiellement la scène, comme un voile battu par une légère brise jusqu'à ce qu'un contrechamp lointain, dans le même mouvement circulaire lent, ne dévoile Nie Yinniang dans la pièce voisine, mais invisible lorsque les couches de voiles s'alignent. Jusqu'à la dernière séquence, où Nie revient parmi les siens, ce sont les toiles d'araignées luisant de reflets argentés à l'avant-plan qui strient le cadre et ce faux retour au calme. Le plan d'après, telle John Wayne dans "The Searchers", elle s'en retourne de nouveau sur les routes. Inflexible, à peine esquissée, solitaire et mutique, Shu Qi donne à cette silhouette de personnage un répertoire d'affects et une sensorialité presque obscènes s'ils n'étaient pas simplement l'objet des recherches de Hou, ce corps-roseau témoin du passage du temps, dans lequel s'incurvent toutes les passions.
Publié le 29 mars 2015
« Propre, main et compliqué », Réalité est une réaction à « Wrong Cops », tourné la même année (2012), qui était un film « sale, bête et simple » selon son auteur lui-même. Les deux sont tout aussi follement roboratifs, et la terreur sourde qui les traverse nourrit leur humour et vice versa. Les deux ont été tournés dans la banlieue de Los Angeles, et la lumière étale captée par Dupieux, écrasante, presque laiteuse, qui ranime les souvenirs de feu Harris Savides, joue le rôle de sidekick qui met littéralement « à plat » ces univers gigognes, bouclés à la Moebius, insulaires et surréels. Une piste vaguement cosmique à la « Hanging Rock » court même souterrainement, relancée par ces panoramiques qui montent vers le ciel mais ne parviennent qu'à cadrer ces montagnes qui se dressent pour tout horizon et isolent ce pâté de maisons du monde extérieur. Le travail de la directrice artistique et scénographe Joan Le Boru, dont l'humilité est de se rendre impalpable, est un méticuleux et toujours surprenant précis de rétro-futurisme (l'action semble se dérouler à la fin des années 70 sans que cela soit dit) avec des décors comme ceux de la villa du producteur, l'asile psychiatrique de la fin (qui ressemble à un musée ou un bunker) sur les teintes ocres, beige, les textures de bois vernis, l'esthétique Bauhaus, etc. Dès ses prémisses, et à l'opposé effectif du surrégime permanent de « Wrong Cops », « Réalité » donne l'impression, vite confirmée, qu'un pas a été franchi vers moins de conceptualisme bravache, d'absurde hirsute en vase clos, pour une forme filmique plus sereine, rappelant par ses enchâssements, chausses-trappes et autres fausses apparences de sagesse (sinon de transparence) de mise en scène le Bunuel tardif, celui des monomaniaques automates du « Charme Discret de la Bourgeoisie » (1972) ou de « Cet Obscur Objet du Désir » (1977). Il est significatif que dans deux moments cruciaux du film, la séquence de chasse qui l'ouvre et l'hilarant entretien sans cesse interrompu de Jason Tantra avec son producteur (Jonathan Lambert), le découpage de Dupieux n'ait jamais été d'une telle rigueur : les plans fixes en contre-plongée s'agencent dans de subtiles variations sur les figures de la saute d'axe et du champ contre-champ, ses zooms avant très lents se fondent avec une fluidité inédite dans ses tout aussi caractéristiques lents panoramiques vers le haut et la façon dont les axes varient par les cadres fixes construit une subtile allégeance à l'espace, entre égarement et spatialité au sens flottant. Là plus qu'ailleurs, Dupieux s'émancipe de ses modèles. « L'écriture au conditionnel » de l'auteur fait un spectaculaire retour lorsqu'il abat ses cartes (dès la scène de cinéma), multipliant alors ses potentialités d’enchâssements et faisant du film un subconscient à ciel ouvert, un terrain de jeu qui reprend du cauchemar sa texture réaliste et son labyrinthe sans issue en tenant ce précepte jusqu'à son terme avec une folie d'autant plus pénétrante qu'elle s'astreint à cette rigueur. L'affiche de « Wrong » le montrait déjà : ce qui intéresse Dupieux, c'est le fonctionnement du cerveau (les derniers mots avant le générique : « But on the inside... the inside of your brain ») et surtout lorsqu'on ne sait pas qu'il fonctionne à plein – que l'on dorme ou que l'on regarde un film : postures similaires sous beaucoup d'aspects.
Avec Pérec, il y avait l'infra-ordinaire. Désormais avec Dupieux on peut compter sur l'infra-réalité, un rapport de différentiel au réel temporisé grâce au gestus absurde. A plus vrai dire encore, les moments de normalité totale abondent dans Réalité, c'est même leur réitération (elle aussi) qui inquiète : une petite fille mange une tartine seule dans la cour de récréation au milieu d'enfants qui semblent ne pas la voir, sa mère lui lit un livre qui raconte sa journée sans s'en rendre compte, des gestes comme manger un repas en famille, ouvrir la portière et mettre le contact, marcher dans la rue, décrocher un téléphone sont à égalité d'aberration avec d'autres ouvertement maniaques (comme tirer au fusil à lunettes sur des surfeurs). On se met à comprendre une chose aussi élémentaire que : le rêve ou le cauchemar d'une personne n'a rien en soi d'obscur, absurde ou inquiétant. C'est en regard du rapport que cette personne a à la réalité comme référent de normalité que le rêve se met à bruisser, tinter, vibrer de mystère et de peur. Cette perméabilité réflexive hausse le film à un niveau d'angoisse rarement atteint sur un écran, nous mettant face à notre imaginaire et aux vertiges de la perception. « Réalité » a tout du bilan, du « film de la maturité ». L'inquiétante étrangeté qui étreignait le cinéma de Dupieux dès « Nonfilm » (où Sébastien Tellier se demandait déjà « est-ce qu'il y a un film ? » comme Chabat ici le nie aux spectateurs de la salle) acquière ici un niveau d'intelligence, d'humour et d'angoisse, une hauteur de vue métaphysique inégalés. A Reality, la petite fille qui voit une VHS s'échapper des entrailles d'un sanglier et qui demande à son père à quoi servent tous les organes qu'il extrait de l'animal, le père répond que « L'intérieur ne sert à rien. » L'existence en soi du film semble faire frémir l'auteur d'un doute ontologique qui rehausse le projet d'écriture au conditionnel de Dupieux d'une phénoménologie de la perception fidèle en ceci à Merleau-Ponty que « La pensée n'est rien d'"intérieur", elle n'existe pas hors du monde et hors des mots. » Si vascillant(s) et conspirant(s) soi(en)t-il(s).
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