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Les raisons de "A perdre la raison" : entretien
Publié le 22 mai 2012 dans Actu ciné
Le film “librement inspiré” de l’affaire Lhermitte sera dévoilé ce mardi
à Cannes. Son réalisateur Joachim Lafosse revient sur les fondements de
cette fiction.
Joachim Lafosse et ses producteurs peuvent pousser un soupir de soulagement : la sélection de "A perdre la raison" dans la section officielle cannoise Un Certain Regard vient légitimer leur démarche. Que cette œuvre "librement inspirée" de l’affaire Lhermitte soit présentée à un public international permettra d’emblée de relativiser les débats qui reprendront peut-être en Belgique sur l’opportunité de réaliser une fiction autour d’un tel fait divers. Mais n’est-ce pas le propre de l’art - qu’il soit littéraire, théâtral, cinématographique ou autre - de s’inspirer de son environnement, et, plus singulièrement, des drames humains.
On notera d’ailleurs la présence à Cannes, en compétition, de "La chasse", le nouveau film de Thomas Vinterberg : le réalisateur de "Festen" s’est, lui, inspiré d’affaire de fausses accusations de pédophilie pour construire ce scénario où un instituteur voit sa vie détruite par la rumeur. Au Marché du Film, annexe du festival où la planète cinéma présente, achète et produit les films de demain, on a aussi appris la mise en chantier de "3 096 jours", coproduction germano-autrichienne qui adaptera à l’écran l’histoire de Natascha Kampusch. Preuve que Lafosse n’est pas le seul à être inspiré par la réalité et sa couverture médiatique. On pourra juger, ce mardi, vers 16 heures, après la première projection officielle du film, des réactions à "A perdre la raison". Nous sommes revenus sur les fondements de ce projet, avec son réalisateur.
Que représente pour vous cette histoire ?
J’étais dans ma voiture lorsque j’ai entendu parler du fait divers à la radio. Ça m’a bouleversé. Le mot qui revenait tout le temps pour le qualifier était : "impensable". Ma première réflexion a porté là-dessus : creuser cette dimension hors norme. J’ai commencé à travailler là-dessus avec mon coscénariste, Mathieu Reynaert. On s’est documenté, on a lu les devoirs d’enquête. J’ai commencé à comprendre ce qui me touchait : j’ai eu une grand-mère qui a eu sept enfants, mon père était le dernier et n’a pas pu être éduqué par elle durant sa prime enfance parce qu’elle était en dépression postnatale. Il y avait quelque chose de l’ordre de l’intime. Mais l’histoire de ma grand-mère n’était pas hors norme. Avec Mathieu, nous avons rapidement identifié une trame de fiction qui relevait de la tragédie.
Comment avez-vous écrit à partir de cette trame ?
L’essentiel de notre travail, d’abord comme scénaristes, a été de créer des personnages avec lesquels le spectateur peut être en empathie, qui peuvent émouvoir. Il y a une dimension universelle dans ce récit : on a fondamentalement des gens qui se veulent du bien les uns aux autres. Tout commence, comme toute tragédie, par une histoire d’amour. Ce qui nous intéressait, ce n’était pas tant l’issue de la tragédie - le meurtre, que l’on n’a pas mis en scène - que son cheminement, avec, modestement, l’envie de faire réfléchir le spectateur. C’est la raison pour laquelle, l’issue de l’histoire est présentée dans le début, et le film est à partir de là un flash-back. Quand nous avons écrit, nous parlions de deux films : "Titanic" et "Kramer contre Kramer". "Titanic", parce que tout le monde connaît la fin et le boulot de Cameron est de raconter une fiction qui explique comment se sont passées les choses. "Kramer contre Kramer", parce que le film a été un jalon dans une peinture nouvelle, dramatique, du couple.
En quoi vouliez-vous faire réfléchir le spectateur ?
Cela fait plusieurs films que je traite de la question des limites : si on ne met pas ses limites dans toute relation, celle-ci n’est pas tenable. On a ici un personnage qui pense ne pouvoir exister aux yeux des autres qu’en étant généreux et sans limite. C’est a priori altruiste, mais cela peut mener au drame. C’est une question qui me passionne. En face, un personnage qui a été soutenu par un homme généreux, puis qui rencontre une jeune femme et veut fonder une famille, se trouve tiraillé dans un conflit de loyauté vis-à-vis de son éducateur. Ce tiraillement m’intéresse. Encore une fois, sans aller jusqu’au drame, on connaît tous ce genre de situation. C’est le fameux "Il faut tuer le père" pour s’émanciper, que connaissent bien les psys. Il existe énormément de faits divers ou d’histoires réelles où personne n’avait de mauvaises intentions mais qui se terminent tragiquement ou tristement, parce que, à plusieurs reprises, les limites n’ont pas été posées à temps.
Mais la trame de la fiction devait-elle être aussi proche de la trame des faits ?
Oui. Les personnages, c’est nous, auteurs de fiction, qui les avons créés. Ce n’est pas l’affaire Lhermitte. Comme artiste, je me sers de cette trame et c’est une mise en scène, c’est une fiction. Mais je ne pouvais pas m’éloigner plus des personnages, parce qu’ils me permettaient de parler exactement de ce que je voulais : un médecin, c’est quelqu’un qui est rassurant. On a tendance à imaginer qu’il est celui qui sait ce qu’il faut faire. Or, cela peut aussi être une personne qui transgresse des règles. A vouloir voir les choses en noir et blanc, on ne voit pas le gris. Et c’est le gris qui masque les problèmes. En France, où l’affaire n’est pas connue, les gens qui ont vu le film sont d’abord convaincus de voir une fiction. Le distributeur Sony International veut acheter le film. Ses responsables ne savent rien de l’affaire Lhermitte. Ils voient autre chose dans le film : un rapport ambigu à la dépendance financière, une métaphore du colonialisme, etc. Dans ce type d’affaire, on parle souvent du "monstre". Notre volonté est d’observer le monstre et de comprendre, pas excuser, mais comprendre comment on en arrive là. Ce que je n’avais pas réalisé, quand on s’inspire d’un fait divers que le public connaît, même si on en fait une fiction, c’est qu’il faut convaincre avec un film que chacun s’est déjà fait dans sa tête. C’est une cascade. Mais au nom du fait que le public belge connaît la trame du fait divers, aurais-je dû m’empêcher de traiter d’une question qui m’interpelle ?
Alain Lorfèvre
On notera d’ailleurs la présence à Cannes, en compétition, de "La chasse", le nouveau film de Thomas Vinterberg : le réalisateur de "Festen" s’est, lui, inspiré d’affaire de fausses accusations de pédophilie pour construire ce scénario où un instituteur voit sa vie détruite par la rumeur. Au Marché du Film, annexe du festival où la planète cinéma présente, achète et produit les films de demain, on a aussi appris la mise en chantier de "3 096 jours", coproduction germano-autrichienne qui adaptera à l’écran l’histoire de Natascha Kampusch. Preuve que Lafosse n’est pas le seul à être inspiré par la réalité et sa couverture médiatique. On pourra juger, ce mardi, vers 16 heures, après la première projection officielle du film, des réactions à "A perdre la raison". Nous sommes revenus sur les fondements de ce projet, avec son réalisateur.
Que représente pour vous cette histoire ?
J’étais dans ma voiture lorsque j’ai entendu parler du fait divers à la radio. Ça m’a bouleversé. Le mot qui revenait tout le temps pour le qualifier était : "impensable". Ma première réflexion a porté là-dessus : creuser cette dimension hors norme. J’ai commencé à travailler là-dessus avec mon coscénariste, Mathieu Reynaert. On s’est documenté, on a lu les devoirs d’enquête. J’ai commencé à comprendre ce qui me touchait : j’ai eu une grand-mère qui a eu sept enfants, mon père était le dernier et n’a pas pu être éduqué par elle durant sa prime enfance parce qu’elle était en dépression postnatale. Il y avait quelque chose de l’ordre de l’intime. Mais l’histoire de ma grand-mère n’était pas hors norme. Avec Mathieu, nous avons rapidement identifié une trame de fiction qui relevait de la tragédie.
Comment avez-vous écrit à partir de cette trame ?
L’essentiel de notre travail, d’abord comme scénaristes, a été de créer des personnages avec lesquels le spectateur peut être en empathie, qui peuvent émouvoir. Il y a une dimension universelle dans ce récit : on a fondamentalement des gens qui se veulent du bien les uns aux autres. Tout commence, comme toute tragédie, par une histoire d’amour. Ce qui nous intéressait, ce n’était pas tant l’issue de la tragédie - le meurtre, que l’on n’a pas mis en scène - que son cheminement, avec, modestement, l’envie de faire réfléchir le spectateur. C’est la raison pour laquelle, l’issue de l’histoire est présentée dans le début, et le film est à partir de là un flash-back. Quand nous avons écrit, nous parlions de deux films : "Titanic" et "Kramer contre Kramer". "Titanic", parce que tout le monde connaît la fin et le boulot de Cameron est de raconter une fiction qui explique comment se sont passées les choses. "Kramer contre Kramer", parce que le film a été un jalon dans une peinture nouvelle, dramatique, du couple.
En quoi vouliez-vous faire réfléchir le spectateur ?
Cela fait plusieurs films que je traite de la question des limites : si on ne met pas ses limites dans toute relation, celle-ci n’est pas tenable. On a ici un personnage qui pense ne pouvoir exister aux yeux des autres qu’en étant généreux et sans limite. C’est a priori altruiste, mais cela peut mener au drame. C’est une question qui me passionne. En face, un personnage qui a été soutenu par un homme généreux, puis qui rencontre une jeune femme et veut fonder une famille, se trouve tiraillé dans un conflit de loyauté vis-à-vis de son éducateur. Ce tiraillement m’intéresse. Encore une fois, sans aller jusqu’au drame, on connaît tous ce genre de situation. C’est le fameux "Il faut tuer le père" pour s’émanciper, que connaissent bien les psys. Il existe énormément de faits divers ou d’histoires réelles où personne n’avait de mauvaises intentions mais qui se terminent tragiquement ou tristement, parce que, à plusieurs reprises, les limites n’ont pas été posées à temps.
Mais la trame de la fiction devait-elle être aussi proche de la trame des faits ?
Oui. Les personnages, c’est nous, auteurs de fiction, qui les avons créés. Ce n’est pas l’affaire Lhermitte. Comme artiste, je me sers de cette trame et c’est une mise en scène, c’est une fiction. Mais je ne pouvais pas m’éloigner plus des personnages, parce qu’ils me permettaient de parler exactement de ce que je voulais : un médecin, c’est quelqu’un qui est rassurant. On a tendance à imaginer qu’il est celui qui sait ce qu’il faut faire. Or, cela peut aussi être une personne qui transgresse des règles. A vouloir voir les choses en noir et blanc, on ne voit pas le gris. Et c’est le gris qui masque les problèmes. En France, où l’affaire n’est pas connue, les gens qui ont vu le film sont d’abord convaincus de voir une fiction. Le distributeur Sony International veut acheter le film. Ses responsables ne savent rien de l’affaire Lhermitte. Ils voient autre chose dans le film : un rapport ambigu à la dépendance financière, une métaphore du colonialisme, etc. Dans ce type d’affaire, on parle souvent du "monstre". Notre volonté est d’observer le monstre et de comprendre, pas excuser, mais comprendre comment on en arrive là. Ce que je n’avais pas réalisé, quand on s’inspire d’un fait divers que le public connaît, même si on en fait une fiction, c’est qu’il faut convaincre avec un film que chacun s’est déjà fait dans sa tête. C’est une cascade. Mais au nom du fait que le public belge connaît la trame du fait divers, aurais-je dû m’empêcher de traiter d’une question qui m’interpelle ?
Alain Lorfèvre