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Ursula Meier, le petit Poucet, la Suisse, Alain Tanner, Pialat et les Dardenne : Entretien
Publié le 25 avril 2012 dans Cinéphiles
La réalisatrice, qui s’inquiète du retour au “heimatfilm”, ose le romanesque dans sa peinture de la Suisse “d’en bas” dans "L'Enfant d'en haut".
Deux jours après la projection officielle de "L’enfant d’en haut" au dernier Festival de Berlin, Ursula Meier répondait à nos questions - sans savoir que son film remporterait un Prix spécial du Jury quelques jours plus tard.
Le point de départ du film n’est-il pas Kacey Mottet Klein ?
Tout à fait ! J’avais très envie de retourner avec lui après "Home" qui fut un véritable coup de foudre artistique. Au début, sur "Home", il récitait un peu : une fois qu’un enfant a la musicalité de la phrase en tête, il est impossible de l’en faire sortir. J’ai fait un énorme travail pour lui donner des clés et lui faire prendre conscience de ce que c’est que jouer. Cela a pris beaucoup de temps, mais peu avant le tournage de "Home", le déclic s’était fait. Et c’est devenu très fluide. J’ai écrit "L’enfant d’en haut" pour lui. Je l’ai revu une journée, et tout de suite, j’ai retrouvé le comédien qu’il était devenu, comme quand on retrouve un comédien professionnel. Cela m’a rassurée. J’ai pu alors reprendre le scénario, travailler sur l’enjeu de chaque scène, sur son rapport à Louise, à l’argent.
Au début du film, on pense un peu à “Pickpocket” de Bresson : vous montrez la routine, la gestuelle du voleur…
Cette première scène, c’était une vraie chorégraphie. Kacey a eu du mal à trouver le bon rythme, la rigueur des gestes. Simon ne fait rien au hasard. Chaque geste est calculé. Je devais lui donner le tempo, compter "1, 2, 3, 4". La façon dont il compte l’argent, dont il regarde ce qu’il va voler, tout est rythmé.
La Suisse que vous montrez est atypique. Vouliez-vous casser les clichés ?
Je tenais à ce que l’histoire se déroule en Suisse pour contrebalancer justement l’image qu’on a de la Suisse d’aujourd’hui, avec son franc très fort, son côté insulaire au milieu de l’Europe. C’est un peu par provocation que j’inscris mon film dans la Suisse des plaines industrielles dont les habitants ne montent jamais sur les pistes, car c’est trop cher pour eux. C’est un monde qui ne leur est pas destiné. Le paysage est tellement peu pensé pour les habitants qu’il n’y a vraiment pas de passage piétonnier sur la route qui passe devant la tour où résident Simon et Louise. Comme dans "Home" : les riverains sont enfermés dans l’espace!
C’est le retour du film social suisse !
Je constate avec un peu d’inquiétude le retour en Suisse aux heimatfilms (les films du terroir), avec valeurs traditionnelles et pâturages La Suisse a tendance à se barricader derrière ses montagnes. J’avais envie de revenir à Alain Tanner ou Claude Goretta. "La Salamandre" demeure un film très contemporain. Je l’ai d’ailleurs montré à Léa Seydoux.
Tanner, c’est un cinéaste important pour vous ?
J’ai été son assistante en sortant de l’école. Je l’avais appelé avant de faire mes études. A l’époque, j’habitais juste de l’autre côté de la frontière, en France. Je l’ai appelé sur un cou de culot. On s’est rencontrés dans un café, à Lausanne, et nous avons longuement parlé de son film "La Salamandre". Il m’a conseillé de faire une école de cinéma, pour gagner du temps, mais m’a aussi dit : "Ne faites surtout pas d’études de cinéma en Suisse." Je lui ai parlé de l’IAD, à Louvain, où je comptais étudier. Il m’a dit: "Très bien, la Belgique ! Revenez me voir quand vous aurez fini." Ce que j’ai fait. J’ai été sa deuxième assistante sur deux films. De son temps, faire du cinéma politique, c’était plus simple. Mais le monde a changé, les choses paraissent et sont plus complexes. On ne peut plus faire des films trop binaires. Ce qui le désole un peu. Mais quand il a entendu parler de "L’enfant d’en haut", il est venu me voir : "Il paraît que tu fais un film sur un gosse qui vole des skis ? C’est bien, ça, c’est bien, ça !" Son œil pétillait !
On retrouve, ici, une image vue ailleurs : la monétarisation des rapports humains.
Vous citiez Bresson tout à l’heure : un des films qui m’a marquée, c’est "L’argent". Il reste très contemporain. Simon, comme beaucoup de gosses aujourd’hui, pense que tout s’achète, même un moment de famille, comme lorsqu’il rencontre la mère anglaise. Il partage avec elle un repas "en famille" et veut payer pour dire merci. Avec son argent, Simon s’achète un imaginaire. Quand il est en haut, il change de personnage, il joue un rôle, s’invente d’autres vies. Il joue, comme tous les gosses, mais avec les valeurs d’aujourd’hui : l’argent, le statut social Il a tout compris au système capitaliste. Je ne me fais aucun souci pour son avenir : Simon s’en sortira toujours. Louise, elle, est encore en colère. Elle est dans une utopie. Ce qu’il vit, c’est rude, mais il arrive tout le temps à rebondir. A la fin, il y a ce moment de surprise et de soulagement. Il a enfin une preuve d’amour. Ce qui tend le film, c’est l’abandon, comme dans "L’enfance nue" de Pialat - auquel j’ai beaucoup pensé.
Et les Dardenne ? Avec le titre, l’enfant, l’argent, on y pense. Votre part belge ?
On m’en parle beaucoup, mais, non, je n’ai pas vraiment pensé à eux. Cela dit, je suis très honorée de la comparaison. J’ai écrit avec, en tête, les contes, comme "Le petit Poucet". Il y a un mélange de romanesque et de réalisme, aussi. Ce dernier fait sans doute écho au cinéma des Dardenne. Mais on évite l’intrusion d’un réel trop "social" : on ne voit pas la police, pas de services sociaux,...
Pourquoi “L’enfant d’en haut” et pas “L’enfant d’en bas” ?
Là, pour le coup, je me suis demandé si ça ne faisait pas un peu Dardenne... Simon s’imagine être un enfant d’en haut. C’est comme dans le téléfilm que j’avais fait pour Arte, "Des épaules solides" : la fille croyait avoir les épaules solides, mais ce n’était pas le cas. Simon doit comprendre qu’il n’est pas un enfant d’en haut. Il doit trouver sa place.
Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir l’ex-interprète des “X-Files”, Gillian Anderson, pour incarner la touriste anglaise ?
C’est grâce à ma directrice de casting. Je ne connaissais pas trop "X-Files", mais je cherchais un visage qui puisse donner une impression de familiarité. Elle représente la "mère idéale" aux yeux de Simon. Gillian, c’est un visage familier, mais dont on ne sait plus forcément d’où il vient. Une station de ski, c’est ça : on peut soudain se retrouver à côté de Brad Pitt sur le télésiège. Cela dit, Gillian est une actrice énorme, énorme ! Je ne comprends pas qu’elle ne fasse pas plus de cinéma. Elle joue très bien l’ambiguïté que ressent cette femme : elle trouve étrange ce garçon qui est tout seul et, en même temps, elle reste douce et gentille. Pour la scène de la montre, elle m’a bluffée en me donnant quatre variantes : une version neutre, une où elle est émue, une où les larmes montaient, la dernière où elle pleurait. Au montage, j’avais toute la palette, à l’anglo-saxonne. Sa technique est impressionnante.
Alain Lorfèvre
Le point de départ du film n’est-il pas Kacey Mottet Klein ?
Tout à fait ! J’avais très envie de retourner avec lui après "Home" qui fut un véritable coup de foudre artistique. Au début, sur "Home", il récitait un peu : une fois qu’un enfant a la musicalité de la phrase en tête, il est impossible de l’en faire sortir. J’ai fait un énorme travail pour lui donner des clés et lui faire prendre conscience de ce que c’est que jouer. Cela a pris beaucoup de temps, mais peu avant le tournage de "Home", le déclic s’était fait. Et c’est devenu très fluide. J’ai écrit "L’enfant d’en haut" pour lui. Je l’ai revu une journée, et tout de suite, j’ai retrouvé le comédien qu’il était devenu, comme quand on retrouve un comédien professionnel. Cela m’a rassurée. J’ai pu alors reprendre le scénario, travailler sur l’enjeu de chaque scène, sur son rapport à Louise, à l’argent.
Au début du film, on pense un peu à “Pickpocket” de Bresson : vous montrez la routine, la gestuelle du voleur…
Cette première scène, c’était une vraie chorégraphie. Kacey a eu du mal à trouver le bon rythme, la rigueur des gestes. Simon ne fait rien au hasard. Chaque geste est calculé. Je devais lui donner le tempo, compter "1, 2, 3, 4". La façon dont il compte l’argent, dont il regarde ce qu’il va voler, tout est rythmé.
La Suisse que vous montrez est atypique. Vouliez-vous casser les clichés ?
Je tenais à ce que l’histoire se déroule en Suisse pour contrebalancer justement l’image qu’on a de la Suisse d’aujourd’hui, avec son franc très fort, son côté insulaire au milieu de l’Europe. C’est un peu par provocation que j’inscris mon film dans la Suisse des plaines industrielles dont les habitants ne montent jamais sur les pistes, car c’est trop cher pour eux. C’est un monde qui ne leur est pas destiné. Le paysage est tellement peu pensé pour les habitants qu’il n’y a vraiment pas de passage piétonnier sur la route qui passe devant la tour où résident Simon et Louise. Comme dans "Home" : les riverains sont enfermés dans l’espace!
C’est le retour du film social suisse !
Je constate avec un peu d’inquiétude le retour en Suisse aux heimatfilms (les films du terroir), avec valeurs traditionnelles et pâturages La Suisse a tendance à se barricader derrière ses montagnes. J’avais envie de revenir à Alain Tanner ou Claude Goretta. "La Salamandre" demeure un film très contemporain. Je l’ai d’ailleurs montré à Léa Seydoux.
Tanner, c’est un cinéaste important pour vous ?
J’ai été son assistante en sortant de l’école. Je l’avais appelé avant de faire mes études. A l’époque, j’habitais juste de l’autre côté de la frontière, en France. Je l’ai appelé sur un cou de culot. On s’est rencontrés dans un café, à Lausanne, et nous avons longuement parlé de son film "La Salamandre". Il m’a conseillé de faire une école de cinéma, pour gagner du temps, mais m’a aussi dit : "Ne faites surtout pas d’études de cinéma en Suisse." Je lui ai parlé de l’IAD, à Louvain, où je comptais étudier. Il m’a dit: "Très bien, la Belgique ! Revenez me voir quand vous aurez fini." Ce que j’ai fait. J’ai été sa deuxième assistante sur deux films. De son temps, faire du cinéma politique, c’était plus simple. Mais le monde a changé, les choses paraissent et sont plus complexes. On ne peut plus faire des films trop binaires. Ce qui le désole un peu. Mais quand il a entendu parler de "L’enfant d’en haut", il est venu me voir : "Il paraît que tu fais un film sur un gosse qui vole des skis ? C’est bien, ça, c’est bien, ça !" Son œil pétillait !
On retrouve, ici, une image vue ailleurs : la monétarisation des rapports humains.
Vous citiez Bresson tout à l’heure : un des films qui m’a marquée, c’est "L’argent". Il reste très contemporain. Simon, comme beaucoup de gosses aujourd’hui, pense que tout s’achète, même un moment de famille, comme lorsqu’il rencontre la mère anglaise. Il partage avec elle un repas "en famille" et veut payer pour dire merci. Avec son argent, Simon s’achète un imaginaire. Quand il est en haut, il change de personnage, il joue un rôle, s’invente d’autres vies. Il joue, comme tous les gosses, mais avec les valeurs d’aujourd’hui : l’argent, le statut social Il a tout compris au système capitaliste. Je ne me fais aucun souci pour son avenir : Simon s’en sortira toujours. Louise, elle, est encore en colère. Elle est dans une utopie. Ce qu’il vit, c’est rude, mais il arrive tout le temps à rebondir. A la fin, il y a ce moment de surprise et de soulagement. Il a enfin une preuve d’amour. Ce qui tend le film, c’est l’abandon, comme dans "L’enfance nue" de Pialat - auquel j’ai beaucoup pensé.
Et les Dardenne ? Avec le titre, l’enfant, l’argent, on y pense. Votre part belge ?
On m’en parle beaucoup, mais, non, je n’ai pas vraiment pensé à eux. Cela dit, je suis très honorée de la comparaison. J’ai écrit avec, en tête, les contes, comme "Le petit Poucet". Il y a un mélange de romanesque et de réalisme, aussi. Ce dernier fait sans doute écho au cinéma des Dardenne. Mais on évite l’intrusion d’un réel trop "social" : on ne voit pas la police, pas de services sociaux,...
Pourquoi “L’enfant d’en haut” et pas “L’enfant d’en bas” ?
Là, pour le coup, je me suis demandé si ça ne faisait pas un peu Dardenne... Simon s’imagine être un enfant d’en haut. C’est comme dans le téléfilm que j’avais fait pour Arte, "Des épaules solides" : la fille croyait avoir les épaules solides, mais ce n’était pas le cas. Simon doit comprendre qu’il n’est pas un enfant d’en haut. Il doit trouver sa place.
Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir l’ex-interprète des “X-Files”, Gillian Anderson, pour incarner la touriste anglaise ?
C’est grâce à ma directrice de casting. Je ne connaissais pas trop "X-Files", mais je cherchais un visage qui puisse donner une impression de familiarité. Elle représente la "mère idéale" aux yeux de Simon. Gillian, c’est un visage familier, mais dont on ne sait plus forcément d’où il vient. Une station de ski, c’est ça : on peut soudain se retrouver à côté de Brad Pitt sur le télésiège. Cela dit, Gillian est une actrice énorme, énorme ! Je ne comprends pas qu’elle ne fasse pas plus de cinéma. Elle joue très bien l’ambiguïté que ressent cette femme : elle trouve étrange ce garçon qui est tout seul et, en même temps, elle reste douce et gentille. Pour la scène de la montre, elle m’a bluffée en me donnant quatre variantes : une version neutre, une où elle est émue, une où les larmes montaient, la dernière où elle pleurait. Au montage, j’avais toute la palette, à l’anglo-saxonne. Sa technique est impressionnante.
Alain Lorfèvre