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Crialese : comment parler au plus grand nombre d’un sujet qui fait peur ? - Entretien

Publié le 25 avril 2012 dans Cinéphiles

Pour le réalisateur de "Terraferma", la question de l’immigration n’est pas seulement politique, elle est avant tout humaine. Car l’étranger est aussi notre frère…
A la Mostra de Venise, deux films traitaient de l’immigration sur un mode radicalement différent : "L’envahisseur", du Belge Nicolas Provost, et "Terraferma", de l’Italien Emanuele Crialese.

Si le premier jouait sur la peur, le second cherche à ouvrir les consciences à la question humaine que pose cette immigration. "Je n’aime pas les mots clandestinité ou immigration. Cette façon de dépeindre ces gens est faite pour effrayer l’opinion publique. Cette peur nous renvoie en arrière, nous pousse à remettre en question certaines valeurs qui, selon moi, ne devraient jamais être discutées ! Cette histoire se passe entre la Grèce et la Magna Græcia, là où notre civilisation a commencé. Que se passe-t-il dans cette partie de la mer, dans cette ère géographique ? Pour moi, c’est un choc, un exemple de non-civilisation. Si l’on vidait la mer, maintenant, on verrait sous l’eau des centaines et des centaines de corps. Pour moi, ce qui se passe est un holocauste. Ce sont des questions importantes. Mais je ne voulais pas parler des thèmes, des problèmes sociaux, mais de vies humaines. Ces gens ont une famille dans leur pays, qui espère qu’ils auront une vie meilleure. Chacun d’eux est une bouteille à la mer. C’est très important de pointer le fait qu’une partie du monde est libre de voyager, de connaître le monde, et pas l’autre. Dans l’ère globalisée, c’est un paradoxe que nous nous refermions sur nous-mêmes. Mais c’est impossible, cela ne l’a jamais été. Les plus belles découvertes, explorations ont été faites en traversant les mers, en naviguant pour découvrir le monde. Aujourd’hui, une partie du monde peut se déplacer, se développer et progresser, l’autre partie, le Tiers-Monde, le monde sous-développé, ne peut pas "

Le but de Crialese, en abordant une question aussi délicate et sensible - on l’a encore vu, ce week-end, avec le score réalisé par l’extrême droite en France -, était de s’adresser au plus grand nombre en passant par la simplicité de la fable. "Comment raconter cette histoire ? Parler d’aujourd’hui, c’est très difficile. Le présent doit être vécu, pas évalué. Comment transcender le présent et donner une vision plus universelle de ce qui se passe maintenant dans cette mer ? J’ai cherché la façon la plus simple et la plus directe de communiquer avec le public." Ainsi, ne nomme-t-il pas son "île". Si elle symbolise, bien entendu, Lampedusa, "Terraferma" a en fait été tourné juste à côté, à Linosa, île plus jurassique, plus volcanique, plus terrienne.

Pour le cinéaste italien, la question de l’immigration n’est pas seulement politique, elle est avant tout morale. "Ces migrants ont-ils le droit ou non de faire partie de notre communauté ? C’est paradoxal. On n’arrête pas de dire que l’Afrique doit se libérer des dictatures. On supporte ces mouvements, avec nos armes, au nom du droit de nos pays de libérer les populations oppressées. Mais quand cette population se jette à la mer pour échapper à cette guerre et venir chercher un abri, on les laisse se noyer. Je pose des questions dans le film, mais je ne juge pas, parce que je pense que c’est la meilleure façon de raconter une histoire. Une histoire doit être universelle. Je veux répondre aux questions avec le public. Que me manque-t-il aujourd’hui ? Des valeurs. En France, il y a une loi sur le délit de solidarité ! Comment la solidarité peut-elle être un crime ? En Italie, si un pêcheur prend à son bord un groupe d’immigrants en mer sans les dénoncer, sans appeler quelqu’un qui les attendra au port, une loi très controversée s’applique. Loi qui dit que ce bateau a commis le crime de favoriser l’immigration illégale. J’ai parlé à beaucoup de pêcheurs. Certains font semblant de ne pas voir les immigrants. Parce que, s’ils les aident, ils perdent un jour de pêche, du fuel, et ils risquent d’avoir des problèmes au port. Notre personnage dans le film est dans la confusion la plus totale. Qui a raison ? Mon grand-père ? Ma mère, qui a peur ? Ou mon oncle ? Je me sens un peu comme ce gamin, et je veux mettre le spectateur dans cette position, parce que tout le monde a raison. Sauf, les politiciens."

Pour Crialese, la question de l’immigration est irrationnelle. "Je veux inviter les gens à réfléchir sur l’autre, sur cette terreur venue d’Afrique. Pourquoi devrais-je avoir peur ? Quand vous dites à une population : il y a un danger, cela peut compromettre vos boulots, votre qualité de vie, les gens commencent à avoir peur et n’ont plus le temps de réfléchir réellement, de chercher des solutions. Ils se ferment, se défendent. En Italie, il y a une chanson horrible : ‘Attention à l’homme noir qui te mangera tout entier.’ La mère qui chante cela à ses enfants n’est pas spécialement raciste; elle veut créer un danger pour les contrôler. Je pense que c’est comme cela que l’on nous traite pour le moment, comme des enfants. Dans notre monde, il y a des choses dont on devrait avoir bien plus peur. L’immigrant est un bouc émissaire."

Comme dans "L’envahisseur", Crialese utilise une image vue sur toutes les télévisions du monde : ces corps noirs échoués sur une plage où bronzent des touristes blancs "J’avais deux options. L’image la plus commune : ces touristes qui tournent le dos à ces corps. Ou l’image opposée. En Espagne, j’ai vu des femmes et des enfants leur venir en aide. J’ai choisi de montrer l’autre face de l’humanité, qui existe aussi. Je ne voulais pas choquer le public et lui faire peur à nouveau. Mais lui donner une image qui nous unit et nous ramène à notre nature la plus noble. Des corps arrivent... J’y vais. Je ne pense pas à la maladie, au danger. J’y vais, parce que mon instinct me dit de le faire."


Entretien à Venise, Hubert Heyrendt

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