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Dans le cerveau de Francis Ford Coppola: entretien

Publié le 11 avril 2012 dans Cinéphiles

“Twixt”, son dernier film, est un rêve qu’il a tourné. Une œuvre labyrinthique comme un cauchemar conduisant jusqu’à sa culpabilité liée à l’accident mortel de son fils voici 25 ans.
Ce soir-là, Francis Ford Coppola voulait aller à l’opéra. Quoi de plus logique pour le fils du flûtiste de l’orchestre de Toscanini. A l’affiche du Palais Garnier, "Pelléas et Mélisande", l’unique opéra de Debussy.

Il existe entre les deux hommes une complicité qui ne connaît pas le siècle qui les sépare. L’un et l’autre ont pris le leadership de leur génération, ont affronté de violentes polémiques, ont surtout bousculé leur art, révolutionné ses formes. Debussy ne disait-il pas que sa musique ne serait comprise que par les petits-enfants du XXe siècle ? Maeterlinck, à la base du livret, n’y comprit rien et désavoua virulemment la partition du compositeur.

De son côté, Coppola aime rappeler que "Apocalyspe Now" fut un flop à l’heure où on lui reproche que ses nouveaux films sont moins réussis que ses anciens. "Ils seront compris dans 30 ans", sourit-il alors que depuis son retour au cinéma, en 2005, il poursuit son œuvre selon trois principes. 1 : Ecrire lui-même le scénario. 2 : Le film doit avoir un écho personnel, un aspect de lui-même ou de sa vie. 3 : Etre autofinancé - grâce notamment au produit de ses vignes - afin de garantir sa liberté artistique.

Quel âge a cet homme rondouillard en bras de chemise ? L’âge de ses yeux pétillants, ceux d’un aventurier de 7e art qui expérimente aujourd’hui le concept de "cinéma malléable". Ainsi, au cours de l’été 2011, Coppola, l’acteur Val Kilmer et le compositeur Dan Deacon sont partis en tournée pour proposer des projections publiques "Twixt" à la façon d’un DJ s’adaptant aux réactions du public. Ces séances live et expérimentales connurent quelques problèmes techniques mais cela démontre l’inventivité et l’esprit innovateur du réalisateur de "One From the Heart".

"C’était une réaction à ce que j’entendais : "Le futur du cinéma, c’est la 3D. Bientôt tous les films seront en 3D". Mais la 3D existe depuis les années 50. Depuis, il y a une tradition de la voir apparaître et puis disparaître. J’étais agacé d’entendre que tout reposait désormais sur la 3D. Il y a tellement d’aspects du cinéma qui ne demandent qu’à évoluer. A commencer par son écriture. Le roman a connu de multiples innovations au cours des âges.

Nous vivons actuellement au cinéma, ce qui correspond au post-Flaubert en littérature. La technologie ouvre beaucoup de possibilités. Un film aujourd’hui, c’est un fichier numérique. Un réalisateur peut voyager avec lui très facilement, comme les musiciens autrefois. D’ailleurs, ils ne gagnaient leur vie qu’en dirigeant leurs œuvres. Aujourd’hui, un réalisateur peut le faire. Et cette projection pourrait être différente chaque soir en fonction de l’humeur du public. Il peut travailler en compagnie d’autres artistes. Vraiment, le cinéma a beaucoup d’espace pour grandir, pour évoluer. Il n’y a pas que la 3D !


Mais ce n’est pas vraiment le concept de ‘Twixt’. Il y a 6 ans, j’ai décidé de mettre fin à ma carrière de réalisateur hollywoodien. Tous les cinéastes sont confrontés à ce problème, ils doivent rivaliser avec leurs propres œuvres réalisées à l’âge de 25, 30, 35 ans. Tout jeune réalisateur lancé par un hit est hanté par ce hit. Jamais plus il ne connaîtra un succès pareil.

C’est pareil pour les écrivains, les dramaturges. Sans cesse, le public, les critiques les renvoient à ces œuvres-là. Regardez Rossellini. Il a fait des films incroyablement novateurs à la fin de sa vie, comme ‘La Prise de pouvoir par Louis XIV’. Il s’est vraiment réinventé mais les gens voulaient des ‘Païsa’, des films néoréalistes, et il n’a plus jamais connu le succès.


Moi, je me suis suicidé artistiquement pour redevenir un étudiant. Je tourne des films à petit budget, sans collègues prestigieux. Je les finance moi-même. J’essaye de tirer le maximum de mes dollars en travaillant là où il est fort, où je peux m’offrir les meilleurs techniciens locaux pour travailler dans les meilleures conditions et sans pression, car je n’ai plus rien à prouver. Sauf mon désir d’apprendre. C’est ainsi que j’ai tourné "L’Homme sans âge" (‘Youth Without Youth’) en Roumanie, ‘Tetro’ en Argentine.

En 2009, j’étais en repérage à Istanbul avec l’objectif de tourner un film en Turquie. Un soir, après avoir rencontré des gens, beaucoup discuté, je suis rentré un peu éméché à l’hôtel. Il faisait chaud, la fenêtre de ma chambre était ouverte. Je me suis endormi et j’ai rêvé. Et tout en rêvant, je me disais : ‘On me donne une histoire, je ne devrai même pas y travailler, juste m’en souvenir.’ Je marchais dans un bois, la nuit, quand je rencontre une jeune fille avec de grandes dents. Elle me dit ‘Pourquoi regardez-vous mes dents ?’ Et moi, je réponds que je suis intrigué par la taille de son appareil dentaire. ‘Vous avez peur de moi ?’, dit-elle. Et je lui réponds que non, vu sa taille à côté de la mienne. ‘Ne soyez pas si sûr’, ironise-t-elle et je me rends compte qu’elle est un vampire. En moi-même, je me dis qu’un film de vampires, je peux le tourner chez moi, dans la Napa Valley.

Elle m’emmène alors près d’un vieux bâtiment étrange, avec des gens bizarres. Il y a un tapis rouge sur le sol et elle me dit que c’est le tombeau des enfants. Je recule car je ne veux pas marcher là-dessus. Alors, la tombe s’ouvre et des enfants en sortent pour jouer au clair de lune. Voici qu’arrive Edgar Allan Poe. Je m’accroche à lui pour qu’il m’explique car je suis perdu. A ce moment retentit l’appel à la prière et je me réveille. Je me dis : ‘Non, je dois absolument connaître la fin.’ J’essaie de me rendormir, mais cela ne sert à rien. Alors je prends mon iPhone et je lui raconte mon rêve.


Plus tard, en retapant l’histoire, je me suis aperçu que je n’avais pas de fin et pas de début, non plus. Alors j’ai imaginé un écrivain sur le déclin qui sillonne la Californie pour vendre ses livres. Même si je me sentais bien dans ce genre ‘horreur’ - j’ai commencé comme cela avec ‘Dementia 13’ - je ne savais pas très bien où j’allais, et je n’avais toujours pas de fin. J’hésitais à me lancer. J’y vais ou je n’y vais pas ? Ma petite fille m’encourageait - c’est elle qui a tourné le making of - j’ai toujours eu des enfants à mes côtés, j’emmenais les miens sur mes tournages.

J’ai décidé de me lancer en me disant qu’on filmerait et qu’on écrirait en même temps. J’avais un fil conducteur : ‘Qui est le fantôme de cette jeune fille ?’ A l’évidence, la victime du meurtre. Mais quel est son rapport avec Poe ? Je savais que sa femme, morte très jeune, avait été la source d’inspiration de ses nouvelles gothiques comme ‘La Chute de la maison Usher’. Je savais que le thème du film était la perte. C’est l’histoire d’un écrivain qui a perdu ses lecteurs, perdu son amour-propre, en train de perdre son mariage. C’est un bon thème, tout le monde doit l’affronter.

Au même moment, je me dis : ‘Peut-être qu’il a perdu sa fille aussi ?’ Cela pourrait être utile car, à un moment, Poe dit : ‘Tu es la fin de cette histoire.’ Je me suis alors rendu compte que Poe ne parlait pas au personnage mais à moi. C’est pourquoi, j’ai décidé que ce ne serait pas un accident de moto ou de voiture mais un accident de hors-bord. Je me suis toujours senti responsable de l’accident de mon fils. Je n’étais pas là mais ‘that’s the point’. J’aurais dû être là. Il m’avait demandé de venir avec lui. J’avais dit non car je croyais que c’étaient de petits bateaux, je ne savais pas que c’étaient des hors-bord.


Au début, je ne faisais qu’évoquer la tragédie, on ne la voyait pas. Ce n’est que lorsqu’il a fallu faire quelques plans avec le bateau, que je me suis rendu compte qu’il fallait que je tourne cet accident. C’était très émouvant quand j’ai réalisé ce que j’étais en train de faire. Lorsqu’on est confronté à une tragédie pareille dans sa vie, ce n’est pas pour l’utiliser dans son travail. C’est trop personnel. Cela ne regarde que la famille. Mais j’ai désormais pour principe que mes films doivent avoir une dimension personnelle.

En me lançant dans ce film, j’ignorais que ma culpabilité en ferait partie. C’est le rêve qui m’a conduit à mon subconscient. Que se serait-il passé si l’appel à la prière ne m’avait pas réveillé ? En tant que cinéaste, on doit être disponible à ce qui se passe dans la vie. Je le dis toujours aux acteurs : il faut tirer profit de la réalité. C’est même à cela qu’on reconnaît les grands acteurs.


Je crois que j’ai la mentalité d’un enfant de 6 ans. Je ne suis pas un aventurier, je suis plutôt une ‘jouette’. Je suis le genre de gamin qui dit : ‘Et si on montait une pièce de théâtre, si on organisait un spectacle ce soir ?’ Je n’ai jamais eu peur du risque car j’ai réalisé tôt que la seule chose qu’on risque dans la vie, c’est d’avoir des regrets. Je ne veux pas être le vieil homme qui se lamente à la fin de sa vie en disant : ‘J’aurais aimé diriger un studio, j’aurais aimé cultiver la vigne.’ Je l’ai fait, j’ai pris les risques. Parfois on réussit, parfois on se plante ; mais j’ai la satisfaction d’être un vieil homme sans regrets."


Entretien à Paris, Fernand Denis

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