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Nadine Labaki et la voie des femmes : interview
Publié le 5 octobre 2011 dans Actu ciné
Avec Et maintenant on va où?, la réalisatrice libanaise pose un regard sévère mais drôle sur ses compatriotes.
Il y a un an, le Festival du film francophone de Namur présentait "Incendies" de Denis Villeneuve, magistrale évocation de la guerre civile libanaise à travers le destin d’une femme. Douze mois plus tard, "Et maintenant, on va où ?" nous ramène au Liban, avec toujours des femmes au premier plan. Nadine Labaki y démontre que le pire est toujours possible. Mais face à la spirale de la violence héréditaire, la réalisatrice libanaise propose l’humour et la comédie comme remède. Et ce pari audacieux est aussi réussi que son premier film, "Caramel" (2007). Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, à Cannes, en mai, prix du public à Toronto, le film, qui sort cette semaine en Belgique, fait courir les foules depuis dix jours au Liban.
"On vit quotidiennement entre chrétiens et musulmans au Liban, nous explique de sa voix douce la réalisatrice. Il y a dix-huit confessions. Et on arrive à vivre normalement. Mais il suffit d’une étincelle pour qu’on reprenne les armes, y compris entre seuls chrétiens ou entre seuls musulmans. Une semaine après la fin du tournage de "Caramel", éclatait la guerre de 2006 avec l’intervention israélienne. Et en mai 2008, ont eu lieu des affrontements interconfessionnels à Beyrouth. La guerre nous a rattrapé alors qu’au moment de "Caramel", elle paraissait loin derrière nous. Devant l’absurdité de ces événements et de la manière dont on peut se déchaîner très vite les uns sur les autres, j’ai eu besoin d’en parler." "Au Liban, analyse encore Nadine Labaki, on appartient d’abord à une confession, avant d’appartenir à un village ou à un pays". Et la mémoire collective est tenace et néfaste, rappelle-t-elle en citant un proverbe : "Le sang ne se transforme pas eau"... Elle ne juge pas les hommes, vecteurs perpétuels de la discorde dans son film, mais constate que "ce sont eux qui font la guerre, ça a toujours été comme ça". Alors, dans sa fable, les femmes s’échinent à les en détourner. "L’origine de ce projet coïncide aussi avec le fait que j’étais enceinte. L’instinct maternel m’a sans doute poussée à m’interroger sur la manière dont je pourrais essayer d’empêcher un jour mon fils de prendre les armes pour descendre dans la rue." Les idées qu’elle a imaginées sont parfois étonnantes, voire "naïves", comme elle le remarque elle-même. "L’autodérision est nécessaire face à l’absurdité. C’est une arme. Ou un pas vers la guérison. Il faut pouvoir rire de ce qu’on fait, ridiculiser notre manière de réagir, nos impulsions. J’avoue faire un film avec l’envie de changer le monde, même si ça peut paraître idéaliste."
Dans son sillage, Nadine Labaki a entraîné toute une troupe de comédiens amateurs. "Je suis très sensible au cinéma iranien qui joue sur l’estompement entre réalité et fiction, souligne-t-elle. C’est pour cela que j’aime travailler avec des non-professionnels. Je crois que c’est comme ça qu’on peut faire réfléchir : en montrant au spectateur que la personne qui est à l’écran est comme lui et non une star de cinéma qui joue un homme ou une femme du peuple." Elle obtient des résultats poignants. "Nous, femmes libanaises, avons dans notre vécu la connaissance du deuil lié à la guerre. Nous avons vu nos mères pleurer des fils, des maris. On sait quelle serait notre réaction. Il n’y a pas une scène que j’écris que je ne sens pas proche de moi." Pour alléger la gravité inhérente à son sujet, la réalisatrice a introduit des scènes de danse. "C’est un fantasme de comédienne, car j’adore la danse et la musique. Cela va au-delà de la langue ou de la culture. On n’a pas besoin de comprendre une chanson pour être transporté. J’ai la chance d’être mariée à un compositeur, qui est très doué et qui écrit la musique de mes films." Le résultat confère à l’ensemble une fraîcheur et une légèreté qui pourraient déstabiliser avec un tel propos. "Il y a cette peur, aujourd’hui, dans le cinéma, d’exacerber les émotions. Moi, j’ai besoin d’être emportée. J’ai envie de pleurer et de rire."
La réalisatrice est lucide : elle sait qu’un film ne change pas le monde. Ce qui ne l’empêche pas d’y croire tout en résumant dans son titre la quadrature du cercle : la solution que trouvent les héroïnes de son film n’est qu’un pis-aller. "Elles retombent sur la question de l’identité, oui. Mais c’est une invitation à accepter l’autre. Je réfléchis tout le temps à une société alternative. Si le monde ne va pas bien, c’est que nous ne gérons pas bien les choses. Donc, il faut chercher une autre manière de le faire. Je peux dormir tranquille, car, au moins, j’essaie de trouver une alternative." Et même si Nadine Labaki ne sait pas où elle va dans sa quête, on a une furieuse envie de la suivre.
Alain Lorfèvre
"On vit quotidiennement entre chrétiens et musulmans au Liban, nous explique de sa voix douce la réalisatrice. Il y a dix-huit confessions. Et on arrive à vivre normalement. Mais il suffit d’une étincelle pour qu’on reprenne les armes, y compris entre seuls chrétiens ou entre seuls musulmans. Une semaine après la fin du tournage de "Caramel", éclatait la guerre de 2006 avec l’intervention israélienne. Et en mai 2008, ont eu lieu des affrontements interconfessionnels à Beyrouth. La guerre nous a rattrapé alors qu’au moment de "Caramel", elle paraissait loin derrière nous. Devant l’absurdité de ces événements et de la manière dont on peut se déchaîner très vite les uns sur les autres, j’ai eu besoin d’en parler." "Au Liban, analyse encore Nadine Labaki, on appartient d’abord à une confession, avant d’appartenir à un village ou à un pays". Et la mémoire collective est tenace et néfaste, rappelle-t-elle en citant un proverbe : "Le sang ne se transforme pas eau"... Elle ne juge pas les hommes, vecteurs perpétuels de la discorde dans son film, mais constate que "ce sont eux qui font la guerre, ça a toujours été comme ça". Alors, dans sa fable, les femmes s’échinent à les en détourner. "L’origine de ce projet coïncide aussi avec le fait que j’étais enceinte. L’instinct maternel m’a sans doute poussée à m’interroger sur la manière dont je pourrais essayer d’empêcher un jour mon fils de prendre les armes pour descendre dans la rue." Les idées qu’elle a imaginées sont parfois étonnantes, voire "naïves", comme elle le remarque elle-même. "L’autodérision est nécessaire face à l’absurdité. C’est une arme. Ou un pas vers la guérison. Il faut pouvoir rire de ce qu’on fait, ridiculiser notre manière de réagir, nos impulsions. J’avoue faire un film avec l’envie de changer le monde, même si ça peut paraître idéaliste."
Dans son sillage, Nadine Labaki a entraîné toute une troupe de comédiens amateurs. "Je suis très sensible au cinéma iranien qui joue sur l’estompement entre réalité et fiction, souligne-t-elle. C’est pour cela que j’aime travailler avec des non-professionnels. Je crois que c’est comme ça qu’on peut faire réfléchir : en montrant au spectateur que la personne qui est à l’écran est comme lui et non une star de cinéma qui joue un homme ou une femme du peuple." Elle obtient des résultats poignants. "Nous, femmes libanaises, avons dans notre vécu la connaissance du deuil lié à la guerre. Nous avons vu nos mères pleurer des fils, des maris. On sait quelle serait notre réaction. Il n’y a pas une scène que j’écris que je ne sens pas proche de moi." Pour alléger la gravité inhérente à son sujet, la réalisatrice a introduit des scènes de danse. "C’est un fantasme de comédienne, car j’adore la danse et la musique. Cela va au-delà de la langue ou de la culture. On n’a pas besoin de comprendre une chanson pour être transporté. J’ai la chance d’être mariée à un compositeur, qui est très doué et qui écrit la musique de mes films." Le résultat confère à l’ensemble une fraîcheur et une légèreté qui pourraient déstabiliser avec un tel propos. "Il y a cette peur, aujourd’hui, dans le cinéma, d’exacerber les émotions. Moi, j’ai besoin d’être emportée. J’ai envie de pleurer et de rire."
La réalisatrice est lucide : elle sait qu’un film ne change pas le monde. Ce qui ne l’empêche pas d’y croire tout en résumant dans son titre la quadrature du cercle : la solution que trouvent les héroïnes de son film n’est qu’un pis-aller. "Elles retombent sur la question de l’identité, oui. Mais c’est une invitation à accepter l’autre. Je réfléchis tout le temps à une société alternative. Si le monde ne va pas bien, c’est que nous ne gérons pas bien les choses. Donc, il faut chercher une autre manière de le faire. Je peux dormir tranquille, car, au moins, j’essaie de trouver une alternative." Et même si Nadine Labaki ne sait pas où elle va dans sa quête, on a une furieuse envie de la suivre.
Alain Lorfèvre