Actualités
Vu à Cannes : "Le dernier des injustes" de Claude Lanzmann
Publié le 19 mai 2013 dans Actu ciné
Après avoir fait son monumental Shoah (1985), neuf heures magistrales d'entretiens fouillés sur la destruction des Juifs d’Europe, déjà présenté à Cannes en son temps, après avoir ensuite évoqué la révolte et leur héroïsme dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), après avoir détaillé l’indifférence des Alliés dans le Rapport Karski, Claude Lanzmann, 87 ans, affronte, dans Le Dernier des Injustes, la question de la collaboration de Juifs avec l'appareil génocidaire nazi. En l'espèce, Claude Lanzmann se penche sur le cas de Benjamin Murmelstein, nommé par les nazis à la tête du conseil juif du camp de Theresienstadt. Alors que d'aucuns le considéraient mort, le documentariste l'avait retrouvé et interviewé à Rome en 1975. Mais n'avait pas utilisé ce matériel dans Shoah, ne parvenant pas à trancher sur la question : héros ou anti-héros ? Collabo ou sauveur ? Juste ou « injuste » - comme Murmelstein se surnomme lui-même à un instant.
Lire aussi : notre critique de L'Image manquante de Rithy Panh
Murmelstein était en tout cas un homme intelligent, brillant, doté d'un humour qui peut par instant confiner au cynisme. Son témoignage de première main est passionnant. Il nous ramène aux toutes premières heures de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, puis à la « nuit de cristal ». Numéro trois du Conseil juif de Vienne, il devient le nègre d'Eichmann, alors simplement lieutenant SS, quand les nazis fantasment encore de déporter massivement les Juifs d'Europe à Madagascar. Témoin précieux, Murmelstein permet à Lanzmann de revenir sur la première mise en oeuvre de la solution finale : la première déportation de Juif du Reich dans un territoire de l'Est, plus précisément à Nisko, moins d'un mois après la conquête de la Pologne. La suite couvre sept années, jusqu'à Theresienstadt, la ville que le Fuhrer « offrit en cadeau » aux Juifs (mais qui ne fut évidemment qu'un transit de plus vers l'extermination) transformée en «ghetto modèle » par la propagande nazie. On découvre un Eichmann escroc, voleur mais aussi terriblement proactif dans la planification. Pour Murmelstein, son procès fut « une blague », bourré d'inexactitudes.
Le Dernier des Injustes ne change pas l'approche formelle de Claude Lanzmann : peu d'images d'archives, quelques contextualisations visuelles sur les lieux aujourd'hui. En guise d'ouverture, une scène ironique où Lanzmann, face caméra dans la gare de Bonusovice, près de Terezin, est interrompu par le passage de deux trains – échos aux séquences fameuses de Shoah. On le voit un peu plus tard gravir d'un pas lourd les escaliers qui mènent aux combles d'un bâtiment de Theresienstadt. Cette image a valeur de symbole, qu'il soit conscient ou non : le vieux documentariste est toujours sur les traces de l'Histoire, il refait le chemin de ceux dont il essaie depuis un demi-siècle de comprendre l'extermination.
Ce qui fait la matière de ses films, c'est la puissance des témoignages, toujours filmés frontalement et dans la plus grande continuité possible. Et Lanzmann connaît suffisamment son sujet que pour laisser parler ses interlocuteurs, mais les reprendre et les guider sur chaque détail. « Points de détail de l'histoire » qui n'en sont en réalité jamais, car ils font sens dans le tableau terrible et toujours effrayant de l'ensemble.
Jalon de plus dans cette histoire que l'on n'aura peut-être jamais fini d'explorer et d'exorciser, à la fois « latéral et central » comme l'annonce le réalisateur en préambule, Le Dernier des Injustes s'avère tout aussi indispensable que les précédents films de Lanzmann. Et une nouvelle démonstration qu'en matière documentaire, la forme gagne à l'épure : point besoin ni de mise en scène, ni de montage élaboré, ni d'images d'archives colorisées, ni de musique pour faire frémir à l'évocation du pire. Formellement, Claude Lanzmann est, lui, le premier et le dernier des justes.
Alain Lorfèvre, à Cannes
Réalisation : Claude Lanzmann. 3h48