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Alain Resnais, 80 et 10 ans - Entretien

Publié le 27 septembre 2012 dans Cinéphiles

Le cinéaste français est un vieil homme et un gamin. “Vous n’avez encore rien vu”, un titre à interpréter comme l’œuvre de l’auteur de “Mon oncle d’Amérique”.
Alain Resnais est le plus grand cinéaste français vivant. Bien vivant. C’est à pied qu’il arrive à l’interview. A 90 ans, il parcourt les quelques mètres qui séparent le taxi de l’hôtel Claridge. Imper beige et baskets blanches ? Non, blouson G-Star et grosses bottines. Mais toujours ce panache de cheveux blancs, ce sourire accueillant et la chemise rouge. Projeté en compétition à Cannes, “Vous n’avez encore rien vu” est une veillée à la fois funèbre et ludique à laquelle sont invités Arditi, Azéma, Consigny, Wilson… Les acteurs rejouent des extraits d’“Eurydice”, une pièce de Jean Anouilh. Chacun évolue sous sa propre identité alors qu’Alain Resnais, très jouette, s’amuse avec les nouveaux outils du numérique pour mettre en scène cette réflexion de l’auteur décédé sur l’amour et la mort.


En Belgique, vous auriez nonante ans, mais 80 et 10 ans, cela vous va beaucoup mieux. Dans “Vous n’avez encore rien vu”, vous semblez vous amuser comme un gamin avec les derniers jouets numériques du cinéma.
C’est vrai, il y a les deux chez moi. Qu’est-ce qu’un jeune humain ? Quelqu’un d’une grande curiosité qui cherche à toucher, à soupeser, à expérimenter. Et j’aime bien expérimenter dans la grammaire, la syntaxe cinématographique pour voir ce que cela va donner. Ceci dit, je me trouve très solennel, je ne réfléchis pas beaucoup en travaillant. Tout petit, j’étais déjà très attiré par les formats, le 8 mm, le 9,5 mm, le 16. etc. Le 35 m’a paru beaucoup plus facile à manipuler. Mais je suis un farouche défenseur de “nonante”. C’est plus facile à écrire et c’est plus logique.

Vous venez de dire “On va voir ce que cela va donner”. Voila qui explique le titre “Vous n’avez encore rien vu”. Quand vous faites jouer les mêmes fragments d’Eurydice par trois paires d’acteurs, est-ce aussi pour voir ce que cela va donner ou pour faire entendre la musique de chaque acteur ?
Ça me fait plaisir si c’est cela que vous sentez. Et pourtant, quand je fais répéter les phrases par les acteurs, c’était sans intention. Je le sentais comme cela.

Choisissez-vous vos acteurs selon leurs voix, comme le fait un directeur d’opéra, un chef d’orchestre d’opéra ?
J’aime la comparaison, mais mon premier choix va vers celui que je considère comme le meilleur pour le rôle. Toutefois, il y a un second choix qui peut modifier le premier : quelle combinaison de voix d’acteurs va produire quelque chose ? J’ai toujours en tête : si on passait le film à la radio, les gens doivent pouvoir suivre l’histoire en fonction de la voix des acteurs. Si c’est neutre, ils ne sauront jamais qui parle. Tandis que si l’acteur a un phrasé, un timbre, une tessiture – pour être pédant –, le spectateur sera plus heureux. En cela, sans me comparer à lui, je ne fais que suivre Orson Welles. A l’époque, il n’y avait pas de VHS, pas de DVD, et Jacques Ledoux (le conservateur de la Cinémathèque de Belgique jusqu’en 1988, NdlR ) était l’idole des jeunes réalisateurs français. On faisait le voyage à Bruxelles et on y passait le week-end en voyant douze films à la suite. Jacques Ledoux m’avait fait une copie du son de “Citizen Kane”. J’ai écouté le son sans l’image. Welles était un homme de radio. Les images comptaient mais ce n’était pas un film uniquement visuel ou plastique, le son était primordial avec, entre autres, les interventions de Bernard Hermann.

Nous n’avons encore rien vu, parce qu’en fait, il faut écouter vos films ?
C’est bien, c’est une autre interprétation. A l’origine, ce titre est un hommage à Al Jolson qui, dans “Le chanteur de jazz”, chantait “Vous n’avez encore rien entendu”. Quand le producteur est venu voir le premier bout-à-bout, je lui ai dit : “Comme la musique n’est pas mixée, tout ce que vous pouvez me dire ne m’intéresse pas. Vous n’avez encore rien vu.” On s’est beaucoup amusés avec cette phrase. Et Jean-Louis Livi a dit “Moi, je la garde comme titre”. On pourrait lui trouver un sens prétentieux, mais, c’est plutôt le côté blagueur.

Le titre vous va bien, car pendant vos 75 années consacrées au cinéma, vous vous êtes efforcé de montrer ce qu’on ne peut pas voir : la pensée, l’inconscient, l’indicible.
J’ai essayé de filmer l’imaginaire. Magritte disait en gros ceci : “Pourquoi peindre des scènes réelles, la peinture sert à fixer des images qu’on ne rencontre pas dans la vie.” J’essaie de décrire l’imaginaire, les mécanismes de la pensée, de l’inconscient. C’est comme cela que j’ai rencontré le professeur Laborit. Une société pharmaceutique lui avait demandé un court métrage sur le cerveau et Laborit avait répondu : “Je veux bien, mais à condition que ce soit avec Alain Resnais. J’ai vu ‘L’année dernière à Marienbad’ et c’est le seul film où j’ai reconnu les mécanismes du cerveau et de la pensée.” J’étais le premier surpris. On s’est rencontrés, une amitié est née mais pas le court métrage. En voyant le devis, la société pharmaceutique a reculé, épouvantée.

C’est devenu “Mon oncle d’Amérique”.
Oui, Jean Gruault a écrit un scénario inspiré des écrits de Henri Laborit. Là aussi, c’était une expérience, on a mélangé le commentaire qu’Henri Laborit avait enregistré en studio avec les séquences du film.

Votre vie de cinéma est une vie d’expériences.
J’arrive ou j’arrive pas. Je ne suis pas masochiste au point de faire la liste de mes erreurs. Et je ne prétends pas que tous les films doivent être comme cela. Comme spectateur, J’aime les films tournés caméra sur l’épaule, dans des décors réels. Comme metteur en scène, je ne sais pas si je serais capable de les faire.

Parce que, pour vous, le chemin vers la vérité passe par l’artifice ?
Dans un intérieur réel, je n’arrive pas à trouver un rythme de mise en espace des acteurs. Autrement dit, je ne suis pas à l’aise. En extérieur réel, il faut lutter contre le soleil qui n’est pas à sa place, la pluie qui tombe au mauvais moment et surtout le vent, mon grand ennemi. Je cherche à créer des souvenirs, des émotions, des images dans la tête des spectateurs. Si je peux changer la lumière, changer le décor, j’ai une liberté. Mais il n’y a rien de plus artificiel qu’une partition. Et les tableaux les plus réalistes sont rarement les plus émouvants. Je me souviens d’un exploitant à Marseille qui, après avoir projeté “L’année dernière à Marienbad”, m’avait dit : “Si on fait d’autres films comme cela, le cinéma va devenir ennuyeux.” Mais il n’est pas question de faire deux films pareils (rires).

Pour vous, la forme interroge le sujet ?
Il me semble que pour avoir une émotion, il faut une forme. Je demande au public de jouer avec moi. Je lui envoie la balle et, si ça marche, il me la renvoie. Il peut y avoir des hypothèses différentes sur l’intrigue. Le tout est de ne pas être ennuyeux.

C’est votre côté gamin. Mais peut-on voir le vieil homme, caché derrière l’auteur joué par Denis Podalydès, imaginant une veillée funèbre et ludique à la fois ?
Je n’y ai pas pensé car le film est en fait le mélange de deux pièces d’Anouilh, “Eurydice” et “Cher Antoine”. Le retour de Denis Podalydès vient de “Cher Antoine”. C’est possible que ce soit autobiographique par rapport à Anouilh. Moi, je suis le metteur en scène et cela me suffit.

Oui, mais ce sont vos acteurs que l’auteur retrouve à la fin du film ?
Sabine Azéma a été découverte par Anouilh. Arditi a joué plusieurs pièces d’Anouilh. Lambert Wilson a même joué “Eurydice”. Les acteurs sont là en tant qu’eux-mêmes, j’insiste beaucoup. Ma seule indication était : “Vous vous habillez comme vous le feriez si vous deviez vous rendre à pareille invitation dans la réalité.” Je n’ai donné aucune autre indication de costume. “Vous venez comme vous voulez. C’est réaliste. Il n’y aura aucune composition, vous venez en tant que Pierre Arditi, en tant qu’Anne Consigny, en tant que vous-même. Ce sont vos réactions que je vais filmer.” C’était très amusant comme jeu.

Et cela, on ne l’a pas encore vu.
Si, brièvement, c’est ce que les Américains appellent les caméos. On voit Humphrey Bogart ou Lauren Bacall qui viennent dire trois répliques et puis s’en vont. J’ai été influencé par cela, mais au lieu d’en faire deux minutes, j’en ai fait deux heures (rires).


A Paris, Fernand Denis

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