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David Cronenberg, plus freudien que jungien : entretien

Publié le 4 janvier 2012 dans Cinéphiles

Pour "A Dangerous Method", son premier film historique, le cinéaste canadien a opté pour une reconstitution jusque dans les moindres détails. Jusqu’à retrouver les cigares que fumait Freud…
En septembre dernier, David Cronenberg était accompagné de l’ensemble de son prestigieux casting pour défendre "A Dangerous Method" à Venise. Un film qui a surpris par sa forme plus classique. "Cela m’étonne que les gens s’inquiètent de cela, car moi pas. Cela n’a pas de sens. C’est mon film, car je l’ai fait. Et personne d’autre n’aurait pu faire ce film comme je l’ai fait, c’est impossible. C’est filtré à travers mon système nerveux, mon intellect, mes émotions Et je ne me tracasse pas de savoir si ce film-ci colle ou non avec mes autres films. Je suis concentré uniquement sur le film en train de se faire. Je ne pense pas aux films passés."

S’il s’était déjà attaqué au film en costumes dans "Le festin nu", l’univers décrit tendait vers le fantastique. Ici, pour décrire les débuts de la psychanalyse, le cinéaste nous plonge au cœur de l’Europe du début du XXe siècle, qu’il a pris un plaisir évident à reconstituer. "Une des choses qui vous pousse à faire une biographie, c’est que vous savez que vous découvrirez des choses que vous ne connaissiez pas. Littéralement, c’est une résurrection ; vous ramenez ces gens à la vie. Parce que vous auriez aimé les rencontrer. Vous auriez aimé discuter avec Freud, fumer un cigare avec lui. Juste pour le voir, le comprendre. Pour toucher à cela, il faut des recherches très détaillées. Il faut savoir quels vêtements il portait, quelles chaussures Combien de cigares fumait-il ? Vingt-deux ! Mais quel type ? Viggo et moi avons échangé des tas de mails avec des photos de cigares. Je pense en avoir trouvé un proche, car ceux que fumait Freud n’existent plus... "

Alors qu’un certain courant, mené par Michel Onfray en France par exemple, s’attaque violemment à la pensée freudienne, ce n’était pas l’intention de Cronenberg, malgré le titre de son film, tiré du psychologue américain William James, contemporain de Freud. "Freud passe par des cycles. Aujourd’hui, les psychiatres se contentent de prescrire des médicaments. La cure de la parole est trop chère; ils ne peuvent pas passer une heure à parler à un patient. Cela ne veut pas dire pour autant que Freud avait tort, cela signifie qu’il y a un problème financier avec la psychanalyse. Il y a aussi le fait que les gens pensent que s’ils sont déprimés, ils n’ont qu’à prendre tel ou tel psychotrope. Pas besoin de parler de son enfance, puisque c’est juste une question de chimie... Il y a une quinzaine d’années, un ami psychologue social m’a néanmoins raconté qu’on était en train de revenir à Freud à cause de l’imagerie médicale du cerveau. Les IRM montrent ce qu’on appelle des pensées non conscientes, et non plus "inconscientes". Donc, Freud avait totalement raison là-dessus. La technologie qui, à un moment, a dit que Freud avait tort est en train de dire le contraire. Freud n’avait pas d’imagerie médicale, juste son intuition et sa compréhension de ses patients !"

Pour Cronenberg, en effet, la démarche de Freud était tout bonnement révolutionnaire. "Dans l’empire austro-hongrois du début du XXe siècle, tout le monde croyait en la stabilité. La société était prospère, au moins pour la bourgeoisie. On pensait que le progrès était de mise dans l’évolution humaine et que le rationalisme résoudrait tous les problèmes. Et Freud arrive en disant : vous avez complètement tort. Sous la surface, il y a des forces violentes et destructrices chez les êtres humains. Evidemment, la Première Guerre mondiale a prouvé qu’il avait raison. Soudain, cette merveilleuse civilisation a été complètement détruite, s’est divisée en tribus Et bientôt, la Seconde Guerre mondiale montrerait la même chose. Freud avait raison, mais personne ne voulait croire cela. C’était trop dérangeant. Il y a aussi le fait que Freud parlait de choses interdites dans cette époque très victorienne et corsetée : les fantasmes sexuels, les abus sur les enfants, l’inceste... "

David Cronenberg se montre, par contre, plus sévère avec l’héritage de Carl Jung. "Après l’action du film, Jung a été dans une direction que Freud pensait qu’il prendrait, vers le mysticisme, la spiritualité et la religion. Il est évident pour moi que Jung est devenu un leader religieux et plus un médecin. Son père et six de ses oncles étaient pasteurs. Je pense qu’il en est devenu un lui-même, à sa façon. Cela ne me surprend pas que Jung ait été à ce point populaire dans les années 60, car il n’était question que de spiritualité, de réalisation de soi Sa théorie a-t-elle un intérêt ? Cela dépend de qui vous êtes. Je me sens plus proche de l’approche de Freud, car il n’a jamais abandonné le corps humain, la réalité de la famille Quand on commence à parler de l’âme, des archétypes, des inconscients collectifs, je pense qu’on est dans une illusion. Mais si vous étiez quelqu’un qui répondait à son discours sur Dieu, alors, ça pouvait marcher. Je ne suis pas dans le jugement dans le film, mais j’essaie d’être précis."

Lors de ses recherches, Cronenberg a, par exemple, rencontré son petit-fils, Andrès Jung. "Je suis allé à Zurich, dans la maison construite par Jung. On a pris le thé, on a discuté; il va être horrifié par le film J’ai chez moi le "Livre rouge", un gros livre sur lequel Jung travaillait après sa rupture avec Freud. Il contient des peintures magnifiques de ses visions, d’anges, de démons C’est écrit en gothique, comme le manuscrit d’un illuminé médiéval. La famille ne voulait pas qu’on le découvre, de peur que l’on pense qu’il était psychotique, avec des visions de fou. Quand vous voyez ce livre, vous voyez exactement où en était Jung. On ne s’étonne pas de voir comment sa pensée a évolué. C’était un artiste, un philosophe, un leader religieux, mais plus un scientifique, ni un médecin."

En adaptant une pièce de Christopher Hampton, Cronenberg n’a pas craint de tomber dans un film bavard. "Je n’ai jamais eu peur des têtes qui parlent. Pour moi, c’est ça l’essence du cinéma, pas le montage rapide. Quiconque a eu un enfant sait que les bébés sont fascinés par votre tête, qu’ils pourraient regarder sans fin. Je ne me demande pas si ce film est trop théâtral. Pour moi, il est très cinématographique. Mais cela dépend de ce que l’on entend par là Je trouve que c’est un très beau film, vraiment."

Comme dans ses deux films précédents, Cronenberg a choisi de travailler à nouveau avec Viggo Mortensen. Mais pas question pour lui de lui offrir le rôle de Freud pour casser son image "Il s’agit simplement de trouver qui sera le plus intéressant pour jouer un personnage que tout le monde croit connaître. Comment peut-on montrer quelque chose qui n’a jamais été montré encore ? Si vous lisez des gens qui ont connu Freud, ils disent tous qu’il était très beau, très masculin, très charismatique. Il était aussi très drôle, très spirituel. Il pouvait être cinglant. Je me suis dit : Viggo est un acteur merveilleux, et je pense qu’il pourrait être le bon choix. Il se trouve que c’est un ami. Mais ce n’est pas parce que vous l’aimez bien qu’il est le bon pour le boulot. On ne rend pas service à un acteur en lui proposant un mauvais rôle. Il faut être fort au moment du casting, car c’est un processus très difficile. Si vous n’êtes pas bon au casting, vous ne serez pas un bon réalisateur, car vous allez vous retrouver avec les mauvaises personnes. Et dans ce cas-là, c’est juste impossible de faire un bon film. Et pourtant, il n’y a pas de règles Tout est une question d’intuition..."

Retrouvez également l'entretien avec Viggo Mortensen


Rencontre à Venise, Hubert Heyrendt

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