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Thomas Vinterberg et l’innocence perdue
Publié le 14 novembre 2012 dans Cinéphiles
A propos de 'Jagten' (La
Chasse) : "Nous vivons dans une époque régie par la peur. L’amour entre
un enfant et un adulte ne peut plus passer par des manifesta tions
physiques." Entretien
Thomas Vinterberg s’est imposé sur la planète cinéma en 1998 avec "Festen", prix spécial du jury à Cannes cette année-là. Quintessence du Dogme, ce deuxième film du Danois (troisième, si on prend en compte son film de fin d’études, "Last Round", qu’il considère encore aujourd’hui comme son meilleur), fut autant une réussite qu’une malédiction : "Ce fut une expérience très perturbante. Il m’a fallu du temps pour me recentrer." Ses trois films suivants ("It’s All About Love", "Dear Wendy" et "A Man Comes Home") furent des échecs. Mais "Submarino", présenté en 2010 au Festival de Berlin, a vu son cinéma revenir aux sources - tout en prenant ses distances avec l’éphémère Dogme. Cette histoire de deux frères traumatisés par une douloureuse expérience d’enfance a permis à Vinterberg de faire ce qu’il fait le mieux : scruter la vulnérabilité des individus.
"La chasse", coécrit comme "Submarino" avec Tobias Lindholm, creuse le même sillon, et apparaît presque comme le contrepoint de "Festen" : dans l’un comme l’autre, les deux personnages principaux font face à tout un groupe pour imposer leur vérité. "C’est peut-être un point commun entre eux et moi, concède Vinterberg. Mes proches me disent toujours que je suis obstiné et que je ne remets pas en question quelque chose que je considère comme acquis."
Toujours sûr de lui, le réalisateur se défend de tout manichéisme. Lucas, un saint parmi des aveugles ? "Je considère tous les protagonistes comme sincères et innocents. Lucas, à la différence de Christian (le protagoniste de "Festen", NdlR) est un homme profondément bon, qui ne voit pas le mal autour de lui, et qui reste courtois en toutes circonstances - peut-être trop. Il est intéressant à cet égard de constater que beaucoup de gens applaudissent lorsqu’il sort de ses gonds, dans la scène du supermarché. Je suis très intrigué par cette réaction des spectateurs." Mads Mikkelsen, lui, jure qu’il aurait réagi plus tôt. "Moi aussi, assure Vinterberg. Mais je voulais en faire une figure morale, presque christique. Je voulais qu’il garde confiance le plus longtemps possible en la bonté, en la notion de justice des gens. Je crois que ses standards moraux sont plus élevés que les nôtres. C’est pour cela qu’il suscite l’empathie du public."
Quand il avait cinq ans, le jeune Thomas s’est dressé contre une injustice : un homme grossier avait poussé de son siège sa jeune sœur. "Je l’ai traité de "stupide". Il s’est levé et m’a frappé. Je suis tombé inanimé. Quand je me suis réveillé, mon père luttait avec ce type deux fois plus costaud que lui et la police arrivait." Acte fondateur d’un artiste qui s’interroge régulièrement sur la perte de l’innocence ? "Peut-être. La perte d’innocence qui m’a poussé à faire "La Chasse", c’est le constat que dans les années 70, on pouvait laisser ses enfants se promener nus au milieu d’adultes nus également. Il n’y avait pas de suspicion. Celle-ci est apparue par la suite, parfois pour de très bonnes raisons. On sait aujourd’hui ce que sont les abus sexuels. On en parle. Il n’y a plus de tabou à ce sujet. J’irais plus loin : nous vivons dans une époque régie par la peur. De ce point de vue, je trouve même que nous avons régressé. L’amour entre des enfants et des adultes ne peut plus passer par des manifestations physiques, particulièrement dans l’espace public. Ou dans les écoles : les enseignants, les éducateurs, ne peuvent plus toucher les enfants. D’un côté, c’est normal, compte tenu des dérives du passé, des abus réels qui ont pu être commis à l’encontre d’enfants. Mais d’autre part, nous avons perdu quelque chose d’essentiel."
"La Chasse" force le trait, comme souvent dans les films danois, ce qui peut étonner venant d’un pays considéré comme l’un des plus paisibles d’Europe. Vinterbeg en rit : "L’Etat-providence danois est un vrai problème pour un artiste. Donc, nous faisons régulièrement des œuvres viscéralement violentes pour nous révolter contre cet état de plénitude (rires). Lars von Trier, "Festen" et le reste sont sans doute la soupape à notre bonheur affiché. Le Danemark est comme Lucas : un peu trop civilisé et policé parfois. Peut-être n’y a-t-il pas assez de libido dans les rues du Danemark !"
Alain Lorfèvre
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