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Le Semaine de la Critique vue par Victor B., membre du tout nouveau "Jury Révélation"

Publié le 16 mai 2012 dans Actu ciné

VictorB fait partie des quatre jeunes jurés qui récompenseront l’un des sept longs métrages en compétition de La Semaine de la Critique et nous donne chaque jour ses impressions.
24 mai

PALMARES

Ce soir s'est déroulée la cérémonie de cloture de la Semaine de la Critique, suivie de la projection de deux courts-métrages, Walker (Beautiful 2012) de Tsai Ming-Liang et Manha de Santo Antonio de Joao Pedro Rodrigues (par ailleurs Président du jury découverte Nikon). Le second de ces films semble parodier le premier, dans la déambulation somnambulique de jeunes sur le retour d'une fête, aussi fabuleusement lyrique que Odete, tandis que le film de Tsai nous propose l'inamovible (et on ne croit pas si bien dire) Lee Khang-Sheng en moine bouddhiste de retour du supermarché dans une marche ralentie à l'extrême. Aucun effet de montage là-dedans, mais l'avancée très lente de Lee sous les regards hébétés des Hong-Kongais pour un précis de décomposition (du mouvement, de l'humain dans la ville) qui tient autant des timelapses publicitaires que de Douglas Gordon, qui serait autant à sa place comme installation dans un musée que dans un cinéma (l'effet « Où est Charly ? » de chaque nouveau plan, puisque tout l'intérêt est de savoir dans quel coin du cadre le réalisateur a planqué son comédien). La chute de ces deux films, qui dialoguent curieusement en l'ignorant, est à la fois hilarante et émouvante.

Sans plus tarder, le palmarès des longs-métrages :

- Le prix du Soutien ACID/CCAS à la distribution va à Los Salvajes d'Alejandro Fadel (Argentine).

- Le prix SACD est attribué aux Voisins de Dieu de Meni Yaesh (Israël/France).

- Nous avons attribué le prix du jury Révélation France 4 à Sofia's Last Ambulance d'Ilian Metev.

- Quant au Grand prix Nespresso de la Semaine de la Critique, il revient à Aqui Y Alla de Antonio Méndez Esparza (Espagne/Etats-Unis/Mexique)

Tous les articles sur ces films sont dans les papiers quotidiens que vous retrouverez ci-dessous.
Le palmarès complets sur le site de la Semaine de la Critique de Cannes.

Je profiterai encore de l'espace qui m'est imparti pour remercier aussi chaleureusement que je le peux Louis Héliot, mes amis du jurys (qui permettront désormais que je les appelle ainsi) Sehee Kim, Ryan Lattanzio, Bikas Mishra, notre fabuleuse Présidente Céline Sciamma, l'équipe toute entière de la Semaine de la Critique. Citons chacune de ces personnes incroyables : Charles Tesson, Rémi Bonhomme, Anaïs Couette, Clément Argouarc'h, Claire Philippe, Marion Dubois-Daras, Kenza Manach, Hélène Auclaire, Tiphaine Vignel, Isabelle Luis, Chirine Dirickx, George Ikdais, Aurélie Lamarchère & Enguerran Ouvray, les chauffeurs de la Semaine dont je n'ai pas les noms, les stagiaires, américains ou non,... Merci des bureaux du 5è au Palais jusqu'au dancefloor de la plage. Merci à Charlotte Mallet & Seo Min Jeong, deux autres magnifiques rencontres cannoises. Merci à Olivier Van Den Abbeel et tout le monde à Cinebel. Merci à Dimitra Bourras à Cinergie. Merci au WBInternational, ainsi que tous ceux qui ont rendus ce voyage et cette inoubliable expérience, critique mais humaine avant tout, possible et bien réelle. A ceux que j'oublie : il n'y a qu'ici et maintenant que je ne pense pas à vous ; vous savez qui vous êtes à mes yeux. A Cannes et dans le cinéma en général, on se moque parce que tout le monde remercie toujours quelqu'un. Maintenant, je comprends le sens profond de ces remerciements.


23 MAI


LES FORCES FICTIVES

On The Road de Walter Salles fera probablement un beau défilé sur le tapis rouge cannois ; pour ce qui est du cinéma, on repassera. La question n'est pas tellement celle de l'adaptation, qu'on va fatalement nous resservir à toutes les sauces, que celle du bien fondé de l'entreprise elle-même, sorte de version dévitalisée de Diarios de Motocicleta en plus poseur, vainement nimbé de fumée de joint pour masquer sa pauvreté esthétique. Rétrospectivement, il serait aussi amusant de voir On The Road comme un remake américain de Los Salvajes, le premier film présenté à la Semaine de la Critique cette année. Le film compte parmi les plus abominablement répétitifs et systématiques qu'il nous ait été donné de voir : ça fume, ça roule et ça fait l'amour, en boucle, pendant deux heures trente absolument incapables de nous rendre l'ambiance (bien qu'y peinant à force de jazz et d'inserts) et la verve initiatique du roman de Kerouac. Les seuls sentiments intenses sont ceux de piétinement et d'ennui, face à de tels boulevards de routine. Ne cherchant aucun équivalent à la prose beat de l'auteur, Salles s'engouffre dans des tunnels entiers de clichés sur l'époque (la reconstitution des soirées et des bars) et sa représentation du sexe ou du métier d'écrivain est d'un conventionnel inversement proportionnel à l'imagination déployée dans le roman. On aimerait voir Walter Salles revenir à des projets de dimensions plus modestes comme le chaplinesque Central Do Brasil, d'heureuse mais désormais lointaine mémoire.

En compétition à la Semaine, Sofia's Last Ambulance confirme tout le bien qu'on pense depuis quelques années du cinéma bulgare (malgré un manque cruel de structure au niveau national rappelé en introduction) avec les films de Kamen Kalev, Konstantin Bojanov ou l'excellent Podslon (Shelter) de Dragomir Sholev, et peut-être la prochaine cinématographie en Europe après la Roumanie à pallier la défection d'une économie existante par une ambition qualitative artistique à forger. Le dispositif exigeant, simple, kiarostamien (de longs trajets filmés par le pare-brise et en gros plan visage des passagers) de ce premier long-métrage d'Ilian Metev donne au film sa structure de chronique, son rythme moderne, son moteur sacré qui ne s'épuise pas sur la longueur. Les trois infirmiers, à bord de la seule ambulance de réanimation d'une ville de deux millions d'habitants, sont plus que des acteurs essentiels de la vie quotidienne de leur pays, ils ressemblent vite à des superhéros confrontés à toujours plus de bêtise et de douleur humaine, prolongements de l'ange Mioara (Luminita Gheorghiu) dans le Dante Lazarescu de Cristi Puiu. Donnons leur noms : Krassimir Yordanov, Mila Mikhailova et Plamen Slavkov ont pris sur leurs jours de congés pour être à Cannes, et quitter cette ambulance qui est toujours leur lieu de travail à Sofia. La technique néo-réaliste bien connue, partir de l'anecdotique pour aboutir à une vision d'ensemble critique de la société fonctionne à plein régime : ces fragments de tragédie quotidienne voisinent un sens du trivial et de l'humour absurde bien connu du cinéma est-européen, sonde une population diversifiée (d'une vieille dame des abords de la ville au jeune drogué du centre) et rapièce peu à peu un tissu stratifié fait de délitement moral et de ruptures sociétales terrifiantes, dont les rayons mortifères dardent depuis la nuit noire (la femme enceinte dans la voiture). L'intelligence d'Ilian Metev est de toujours dépasser l'opposition de base documentaire/fiction, en empruntant la grammaire du premier et la syntaxe du second, en décidant de ne jamais montrer les patients ou victimes, et en décentrant toujours son attention sur les abords du cadre avec un « bord-champ » qui (ir)radie d'une force centripète peu commune (les yeux de l'ambulancière avant l'accident).

Ce soir, il s'agit de notre délibération avec le jury au complet concernant le prix Révélation France 4. Vous avez ainsi suivi de l'intérieur le parcours d'un de ses membres et connu au jour le jour ses passions et ses humeurs. La discussion de ce soir va s'avérer cruciale dans le choix du film à primer car, sans mèche à vendre, nos avis divergent encore et la balance pourrait peser d'un côté comme d'un autre. Nous reviendrons certainement sur le sens à donner à ce prix. Vous serez évidemment tenu en lieu et heure, c'est-à-dire peu après la proclamation des résultats à la cérémonie de clôture, des résultats de cette 51è Semaine de la Critique, décidément turbulente, heureusement déchirée entre des propositions de cinéma très différentes voire contradictoires, qui aura d'ores et déjà alimenté les débats qu'on pouvait espérer. Et s'il s'agit d'être déjà à l'heure de tirer des enseignements, quid de celui-ci : la critique ne connait pas de limite.

Victor B.


22 MAI

GARDER LA RAISON

La fatigue de cette première semaine de projections, de déambulations de la Croisette de long en large, de courses à la file d'attente, de courses aux invitations en vient à former, outre les cernes et les sourires complices mais ternes sur les visages (on reconnait et mesure son épuisement à celui des autres), des comportements étranges, transforment Cannes en un laboratoire sûrement passionnant à observer d'expériences sur l'absence de sommeil et l'abus de caféine. On en voit qui trébuchent, qui s'arrêtent au milieu de la rue en ne sachant plus où aller, qui marchent bien plus mollement que la veille, et on est soi-même jamais le dernier à fermer les paupières quelques minutes pendant les projections les plus matinales ou tardives (de manière générale, éviter de voir le Takashi Miike de 2h20 à minuit + le Walter Salles de même durée le lendemain à 8h30). Il faudrait raison garder, et surtout l'attention de vision des premiers jours, dont on se souvient maintenant avec émotion comme d'instants de vigilance critique bien (dé)passés.

Mais voici que certains films, malgré la lassitude qui commence à poindre et pour des raisons variées, réveillent littéralement, bousculent, ou viennent simplement guetter un horizon d'attente qui se love avec élégance dans l'état d'apesanteur cotonneuse qui est le nôtre.

Aqui y alla, le film mexicain  de Antonio Mendez Esparza, concourait ce matin pour la compétition de la Semaine de la Critique. On s'étonnera peu que ce film fut le premier sélectionné par le comité de la Semaine : une évidence de chaque seconde, de tempo et du cadre, transparait dans ce premier long-métrage qui prend le contrepied du cinéma mexicain tel qu'on en connait quelques figures célèbres : celui de Reygadas ou d'Inarritu (dont on se souviendra que le talent fut révélé à la Semaine, avec Amours Chiennes), en contant non pas les déboires d'expatriés aux Etats-Unis mais bien le retour au pays d'un homme qui a laissé sa famille plus de deux ans pour travailler aux U.S.A.
Divisé en quatre parties d'égales importance dont seule la seconde (l'accouchement de l'enfant du couple central) est moins passionnante et plus dramatique, le film atteint un rendement magique lorsqu'il déploie délicatement la quotidienneté dans une captation aérienne et très attentive, s'attardant sur les repas de famille, les soirées, les promenades du père et ses filles, avec un désintérêt profond pour tout excès ou bravoure scénaristique, et un sens du cadre qui donne son sens à l'intimité convoquée par une caméra toujours présente, mais toujours discrète. Aqui y alla évoque aussi bien Au Travers des Oliviers de Kiarostami, au détour d'un trajet à l'arrière d'une camionnette d'un garçon et d'une fille qui se plaisent et cherchent à (ne pas) le dire, que le cinéma de Reygadas en devenant aussi érotique que lui en aimant aussi directement la chair dont sont pétris les interprètes, tous non-professionnels, qui confient au film une grande partie de sa fraicheur. Dans la première partie, il y a cette scène incroyable où le père sort du champ pour aller mettre un CD, pendant que ses filles continuent de manger. Leurs regards se baladent alors tranquillement dans la pièce, sur ce qu'on devine être l'équipe technique (avec même un sourire de la cadette) puis carrément dans la caméra. Plus loin, dans la troisième, un plan de coupe malicieux montre la devanture d'une maison, mais aussi l'homme sur son seuil qui est en train de prendre en photo l'équipe qui le filme. Quant à la scène où le garçon demande à la fille si elle l'attendra à son retour tout en approchant son visage pour attendre un baiser, voilà peut-être l'instant de vie le plus beau et limpide vu à Cannes jusqu'ici. Le cinéaste Antonio Mendez Esparza (un nom sur lequel il faudra désormais compter) vivre et laisse vivre cette discrète épiphanie de l'existence. Une aisance, une existence des choses et des êtres avec un rythme, une puissance d'évocation qui rend un peu dérisoire tout le reste de la Compétition.

Importante journée pour la Belgique puisqu'il s'agissait également de la présentation de A Perdre la Raison de Joachim Lafosse. Lafosse creuse un sillon, et poursuit des thèmes et motifs, qui au-delà de la simple signature d'auteur, tient d'une introspection à distance qui ne peut laisser insensible. En devançant les reproches absurdes de la critique concernant la « novellisation » en fiction d'un fait divers bien réel (eux-mêmes devancés par un carton au générique), il faut remarquer que Joachim Lafosse trouve là la marge où entrer dans le drame public pour l'amener à une dimension intime. Le voici qui tire sur son territoire des préoccupations particulières et quelques motifs récurrents : le rituel du repas où se distribuent les rapports de force, où on semble toujours cannibaliser les plus faibles, le trafic d'influence d'un aîné sur un jeune, la répétition des jours assimilée à une aliénation de l'individu,etc. On peut avoir ses réserves sur l'usage systémique d'amorces en bord cadre et une caméra épaule parfois intempestive et préférer les plans-séquences posés de Nue Propriété, mais l'auteur devient aussi réputé comme celui de grandes figures de méchants du cinéma belge : Niels Arestrup donne ici une stature presque irréelle, hitchcockienne à ce docteur raffiné qui précipite le drame et brûle les autres en pavant leur chemin de bonnes intentions. Les questions morales du réalisateur d'Eleve Libre sont d'autant plus justes qu'elle recoupent au fond des questions de cinéma : où s'arrête et où commence le montrable et l'immontrable (soit : le hors-champ), activation d' « effets de réels » pour les réutiliser différemment plus tard (pay in/out), faire exister par l'absence la transition entre deux états émotionnels ou physiques (l'ellipse). A Perdre la Raison peut aussi se regarder, sa finale exceptée, comme une comédie très noire, et l'humour n'en est d'ailleurs jamais absent. Emilie Dequenne y trouve (et de loin) son meilleur rôle depuis Rosetta.  C'est avec cette esthétique de l'allusion, ces équations simples qui semblent mener vers une issue fatidique d'une force irrépressible, cette éthique de la narration que Lafosse fait oeuvre de cinéma : il s'approprie la vérité des faits pour la transférer dans une vérité des êtres

Pour l'anecdote, le producteur Marin Karmitz a vendu son Yves Klein pour financer Like Someone In Love, première co-production 50/50 franco-japonaise. Cet inattendu voyage en terre nippone d'Abbas Kiarostami lui fut inspirée par la vision d'une fille en robe de mariée dans les rues de Tokyo, dont on l'a prévenu qu'il pouvait s'agir d'une étudiante qui se prostitue. Dès son énoncé, l'argument pose toutes les questions (et embarras) possibles de représentation : comment pour le réalisateur de culture persane affronter un tabou de représentation d'une jeune fille dans un lieu avec un vieux monsieur. Eh bien, comme à l'habitude, à force d'éllipse et d'un langage cinématographique bien personnel fait de champs/contrechamps acérés (la séquence d'ouverture, d'une précision gracile assez cinglante) et en faisant appel à sa propre filmographie en référence de choix pour convaincre ses aficionados, qui y verront aisément un prolongement de Ten.
Des moments d'absolus de mise en scène, servis par une photographie toute en luisances, réflections et reflets de habillent le film d'une grâce qui se confond avec celle de Kiarostami à déambuler ainsi à travers la narration. Les dix dernières secondes du film (dont le titre de travail était : The End) valent à elles seules la vision de ce Kiarostami mineur mais toujours aussi pince sans-rire à jouer l'auto-référence. La vitre, ici brisée, est un motif récurrent de l'oeuvre, notamment dans Et La Vie Continue (1992), une reprise du plan qui fermait déjà Copie Conforme d'ailleurs.

Nous essayerons prochainement de voir et vous parler de Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas et Holy Motors de Leos Carax, d'ores et déjà deux grands moments de cette Compétition Officielle peut-être trop embourgeoisée et prévisible, mais les places sont rares et très convoitées.

Victor B.


21 mai


VOIR CANNES ET...

Alain Resnais l'a confirmé : nous n'avions encore rien vu ! Le plus jeune d'esprit des cinéastes français, 90 ans dans quelques jours, bluffe encore par son inventivité formelle (disparitions de personnages, compositing numérique des décors), sa liberté de ton et de procédés (les cartons et les fermetures à l'iris venus directement du cinéma muet). Resnais joue en maitre (qui s'ignore) de la polyphonie des timbres de voix (grosse tendance cannoise cette année après Amour ou Lawless : l'importance accordée aux voix et leurs tonalités, un plaisir de texture retrouvé pour le son direct). En adaptant jusqu'à la déformation (un générique digne d'un film de kung-fu hongkongais !) Cher Antoine ou l'Amour Raté et Eurydice de Jean Anouilh, Resnais célèbre la gémellité du théâtre et du cinéma un peu à la manière de Syberberg dans les années 80 & 90 avec Edith Clever : c'est-à-dire sans mesurer face à face théâtre et le cinéma, mais en remarquant leur complémentarité, avec un sens retors de la distanciation (les comédiens y jouent tous leur propre rôle).
Sa « troupe » au sens théâtral du mot s'amuse à dessiner des arabesques autour du texte originel (très respecté), faire valser leurs voix comme des résonances, dans un jeu de reprises ou de call and response qui tient presque de l'improvisation jazz (hallucinant premier acte de virtuosité malicieuse), sauf que tout y est millimétré jusqu'à la corde, non tenaillé mais travaillé par le lyrisme puissant du couple Azéma-Arditi (le couple resnaisien par définition), donnant le ton pour leurs homologues. Vous N'avez... joue de l'artifice en contrepoint de la profondeur des sentiments exprimés. Resnais emprunte un intertitre à Murnau, enchâsse plusieures adaptations de Eurydice, et même plusieurs réalisations : Bruno Podalydès réalise la « captation dans le film » qui constitue le dispositif de mise en abime entrevu dans la malicieuse bande-annonce. La familiarité de cette univers, la proximité qu'on peut ressentir à s'y plonger correspond à ce carton-pâte devenu nuit numérique (les retrouvailles finales d'Orphée et Eurydice dans une forêt sortie de Twixt) et à la musique à la fois datée et féérique de Mark Snow.

Le film indien de la compétition de la Semaine de la Critique, Peddlers de Vasan Bala est un film de gangsters (comme Los Salvajes et God's Neighbors d'ailleurs) avec une dichotomie à la Infernal Affairs : on suit les trajectoires parallèles d'un malfrat et d'un flic ripoux, leurs amours et leurs emmerdes dans un Mumbai débarrassé (à une séquence de poursuite près) de son folklore. Le jeune cinéaste, qui rêvait de devenir gangster lui-même, y dessine une cartographie étonnante de la ville, coincée entre des quartiers chics en construction, la touffeur du centre ville surpeuplé et quelques serpentines dessinées dans le bidonville, qui amène à une révision de nos clichés concernant ce troisième personnage principal qu'est Mumbai. Le personnage du flic, pathologiquement impuissant, dessiné parfois à gros traits mais pétri d'une brutalité toujours sourde, a des accès de violence dont la mise en scène semble se surprendre elle-même, qu'elle fait éclater avec comme un retardement à la détonation : le hors-champ s'active ainsi magistralement dans la scène d'interrogatoire, dont le cadre se découpe entre la captation en caméra vidéo et le bureau de l'inspecteur, pour éviter de montrer l'homme brutalisant la jeune femme. En retardant simplement l'apparition d'un plan, ou en se campant à distance comme lorsque le policier fait prendre de l'héroïne de force à sa victime, le réalisateur Vasan Bala calque un regard sarcastique mais jamais hautain ou complaisant sur ses contemporains. Le cinéaste, dont la patte déjà distinctive emprunte à Inarritu (pour le fourmillement obsesionnel de ses « effets de réel » dans la description crue d'une ville et d'un homme vivant dedans) témoigne d'une assurance qui n'a pas à être confondue avec le tape à l'oeil d'autres réalisateurs venus défendre des films où la violence se répand comme une signature facile. Celle de Peddlers est les chevilles liées à son désespoir moral, son vide existentiel, et trouve des échos de polar néo-noir à la Fincher, toute proportions gardées.

J'enrage de son Absence, second effort de Sandrine Bonnaire après le documentaire Elle s'appelle Sabine, et présenté en séance spéciale n'aura pas convaincu malgré toute l'émotion que le film tente de capitaliser dans le jeu pénétré de William Hurt et Alexandra Lamy, qui trouve ici son premier rôle d'envergure, et déjà sensible dans l'introduction d'un Charles Tesson très ému. Trop de trop : on ne peut qu'éprouver des regrets face à un tel déluge de pathos souligné par la musique, ici asservie comme un outil canalisant le chemin du spectateur dans le film, écrasant d'avance sur sa joue les larmes attendues (Arvö Part s'y retrouve mis à toutes les sauces) ; résultat d'autant plus dommage (et dommageable : le règlement de comptes excessif de la fin) que la sincérité du projet, sa séduction d'apparence crève les yeux. Ce drame lacrymal, qui abuse du gros plan visage, témoigne d'une pauvreté d'imagination dans le découpage qu'on a envie de ranger sous le syndrome du « film réalisé par un acteur » (sauf qu'il y a trop d'heureuses exceptions à cette règle) : c'est-à-dire un film plutôt bien écrit, extrêmement bien joué, mais qui frise le zéro absolu d'idées de mise en scène. Rien de rédhibitoire bien entendu, et on ne demande pas à être forcément bluffé par une réalisation hors pair, mais à être simplement cueilli par l'émotion, et pas avoir l'impression qu'on vient nous la soutirer comme une monnaie proxénète : ici une idée simple comme la vitre de la cave d'où le personnage de William Hurt voit le monde est bien exploitée, mais on aurait du mal à en créditer une seule autre.

Victor B.


20 mai


L'AMOUR AU TRAVAIL

Cannes ne connait pas de dimanches, pas au sens où on les entend : repos, calme, réveils tardifs, petits déjeuners étendus. Alors que hier soir, Brandon Cronenberg glaçait la salle Debussy avec les visions futuristes malades de son Antiviral (qu'il a présenté pour l'occasion à son père, présent dans la salle), le pèlerinage de ce matin était dévolu à Michael Haneke et son Amour qui sort de leurs retraites Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva. On retrouve, sur un mode intime, en huis-clos (on ne sort pas de leur appartement) les préoccupations sociétales chère au cinéaste autrichien de 71 Fragments d'Une Chronologie du Hasard, avec cette dimension supérieure du traitement des voix et des tons d'une grande intensité, qui devient ici un enjeu dramaturgique en soi. En ce sens, Amour est l'anti-Ruban Blanc : plutôt que de vouloir peindre la vie d'une communauté d'un autre âge, il s'ancre aujourd'hui, à Paris, et se limite à l'horizon d'un couple âgé dont la santé de l'un se dégrade alors que l'autre tente de conformer son amour pour elle avec son dégout de voir ce déclin. Espérons que l'accueil qui lui sera réservé soit comparable au précité, tant s'épanouit ici pleinement une passion pour la direction d'acteur, pour l'écriture du dialogue, pour les mouvements de caméra simple, observateurs et distants tout en affrontant beaucoup plus frontalement la violence que d'habitude. Exit le hors-champ de Funny Games ou de Caché : la brutalité, même plus rentrée, s'épanouit dans tout son paradoxe : elle nait de l'amour le plus pur. Occurrence amusante : après Gertrud dans Au Galop, c'est encore à Dreyer que l'on pense ici dans l'amplitude émotionnelle, le déplacement lent et fatigué des personnages comme dans Ordet, ou bien à un Bergman tardif comme Cris et Chuchotements. Au lieu de s'empeser de ces références, Haneke semble se mesurer à eux d'égal à égal ; on évitera le cliché de parler de maturité mais Amour signifie le franchissement d'un seuil supplémentaire dans sa filmographie. La scène dans la cuisine, où Riva reste figée, les yeux dans le vide, casse la logique de plan-séquence qu'on croyait voir s'installer et atteste d'une grande tension de la mise en scène : éprouvante car elle saccage de l'intérieur ces dictions magnifiques, posées et détachées en les réduisant à des onomatopées de souffrance. Faisant sien une nouvelle définition du cinéma comme « la mort au travail », Amour est cruel, comme chaque film d'Haneke : ici son « cinéma de la cruauté » consiste à faire littéralement mourir la Nouvelle Vague et ses symboles (Trintignant, acteur pour Rohmer, Riva pour Resnais) sur un canevas proche de celui de La Mort de Dante Lazarescu, film de Cristi Puiu qui avait ébranlé Un Certain Regard en 2005.

Cannes connait en revanche un dimanche de pluie. La drache nationale s'est abattue sur la Croisette, probablement en l'honneur de notre compatriote David Lambert venu défendre Hors Les Murs, la contribution belge à cette sélection de la Semaine de la Critique. Mélodrame de la plus belle eau, franc et simple, direct et réaliste, variation contemporaine sur Les Parapluies de Cherbourg, Hors les Murs conte trois temps d'un couple, Guillaume Gouix et Matila Malliarakis en vases communicants d'énergie, dans un jeu trouble, érotique et amusé de domination, systématiquement surprenant malgré son classicisme et sa mise en scène entièrement dévouée à la captation du jeu des comédiens. Les valeurs de plan vont ainsi en se resserrant, dans la partie « prison », en se calquant sur l'intensité du crescendo dramaturgique (très soigné lui aussi) et les déplacements du désir. Le Laurence de Xavier Dolan déclarait vendredi en voix-off, alors que sa Fred venait de le quitter et qu'il écoutait Jacques Brel : « Les Belges parlent lentement, mais ils ont l'esprit de synthèse ». Hors Les Murs est l'expression la plus évidente d'un amour qui pourrait tout aussi bien être hétérosexuel, qui pourrait tout aussi exister ailleurs qu'à Bruxelles (ici anonyme, assez laide). Lambert tend vers l'universalité, et sa fin est l'une des plus accomplie et organique que nous ayons vu pour le moment, un ressort genresque attendu mais naturel.

Très belle séance spéciale, à la Semaine de la Critique avec Augustine d'Alice Winocour. Film désarmant par sa ligne claire dramatique et son expressivité pulsionnelle, jetant pourtant toute psychologie aux orties dans la lignée des Adieux à la Reine de Benoit Jacquot, Augustine raconte la passion d'une servante atteinte de crises d'hystérie avec le docteur Charcot qui travaille sur cette maladie : canevas éprouvé, tourné en caméra soudée aux visages de Soko (ses longs cheveux de jais, sa pupille qu'elle remplit d'un noir insondable) et Vincent Lindon (toute l'autorité de Pater conservée), dont l'intensité provient d'un truchement de perspective et de point de vue : Augustine est réalisé par une femme, avec un regard féminin, sur le regard masculin des docteurs sur leur patientes à moitié nues. Prise nulle part (dans l'abandon de l'observation de homards bouillant dans une casserole), laissée à peine plus loin (un semblant de résolution), ce personnage opaque affiche pathologiquement un désir impossible pour l'époque : son obscénité n'est que ce renversement de genre et sémantique qui s'affiche à nu, en plongée. La didactique qui accompagne le projet (les interviews de femmes) l'assimile plus à du Peter Watkins qu'à une tentative de film « en costumes ». Winocour, comme Jacquot ou de Lencquesaing fait tomber chuter, trébucher son personnage, dans les couloirs de l'Histoire plutôt dans ses grandes salles de l'Hôpital de la Pitié Salpêtrière où il a été tourné. Cette antichambre de la folie ouvre sur une portée féministe passionnante : les quinze dernière minutes apportent un coup de théâtre parmi les plus beaux vus récemment au cinéma, qui jette un voile de trouble, à peine exagéré par l'utilisation du Fratres d'Arvö Part, en renversant le rapport de hiérarchie entre le docteur et sa patiente, entre l'homme et la femme, en consommant dans la chair tout l'éphémère des notations captées par Winocour et en rassemblant sous un twist l'affront qu'un pareil corps représente, encore aujourd'hui, lui donne toute sa contemporanéité.

Cette séance fut suivie d'un premier diner du jury au complet où nous avons débattu des films visionnés jusqu'à lors et réfléchi au sens du prix que nous avions à décerner : le prix « révélation » signifiera donc pour nous primer un cinéma neuf, surprenant, mais qui casse les habitudes, les attentes, surprend, peut-être  encore plus prometteur d'un talent que complètement abouti, mais annonce en germe une maturité qui éclatera peut-être un ou deux longs-métrages. La route est encore longue jusqu'à la remise de prix ce jeudi soir. A demain pour de nouvelles aventures.

Victor B.


19 mai


Accompagné d'une large délégation de son équipe de film, Meni Yaesh, réalisateur israélien, est venu montrer God's Neighbors à la Semaine de la Critique ce samedi. Inutile de s'attarder sur ce premier long-métrage, tourné dans un état de rage célinienne mal placé, mis en scène comme un long vidéo clip de Romain Gavras pour Justice. Un journaliste a dit au réalisateur qu'il avait réalisé une grande comédie. Le cinéaste était surpris, pensant avoir réalisé un drame poignant sur les conflits religieux à échelle locale. C'est tout dire du niveau de ridicule élevé de l'entreprise, qui jette inutilement de l'huile sur le feu communautariste. Des scènes de baston d'innocents jalonnent le film, et culminent dans une expédition punitive à la Irréversible, vite emballée dans un happy end nauséeux. La fille qui mettait des jupes va évidemment aller se rhabiller et tout le monde rester bien « à sa place ». Décidément, il y a des questions de morale qu'on tend à évacuer un peu rapidement sous prétexte d'une énergie parait-il débordante de ce cinéma (et à vrai dire : débordée). En interview, Meni Yaesh évoque plus volontiers Chuck Norris et Van Damme que Resnais ou Godard : on ne s'en étonnera pas. Les Voisins de Dieu se voudrait shakespearien ; il est seulement raconté par un fou, plein de bruit et de fureur, et ne signifie rien. L'irresponsabilité du cinéaste qui préside à ce point noir du cinéma israélien (à mille lieux de réussites récentes comme Le Policier de Nadav Lapid) nous dispense d'en parler davantage.

Après deux passages à Quinzaine des Réalisateurs (J'ai Tué Ma Mère et Les Amours Imaginaires), Xavier Dolan, 23 ans et désormais trois longs-métrages à son actif, venait défendre son Laurence Anyways, en lice pour Un Certain Regard. L'auteur de ces lignes tient à préciser (et non s'excuser) qu'il ne fait pas partie des aficionados et conquis d'avance qui peuplaient la salle Debussy hier soir à 22h, voire qu'il se rangerait plutôt dans la file de ceux qui pensent que sa précocité tient plus de l'immature que du prodige, et que le maniérisme à outrance des ralentis à 100 images/secondes sur fond de The Knife irrite passablement. Mais ce troisième film, de loin son meilleur, dépasse ces clichés esthètes la plupart du temps (une scène de fête onirique qui ressemble plus à une pub pour Chanel qu'à Judex de Franju) pour dessiner, sur 2h49, la trajectoire d'un homme qui exige le corps de femme que la nature ne lui a pas donné, et garder pour autant celle qu'il aime.
Mieux qu'un éloge assez plan-plan, vu et re-revu, de la différence et de la marge,
Laurence Anyways est un poème d'amour fou comme les aimaient les surréalistes, où la peur de perdre l'autre est proportionnelle à celle de se trouver soi-même, et transporté par le lyrisme intérieur de Melvil Poupaud. Suzanne Clément n'est pas toujours juste dans son énergie débordante mais convainc sur la longueur, et le dialogue de la première heure est souvent laborieux dans leurs scènes à deux, mais il émane du montage de l'auteur une ampleur émotionnelle épatante, pulsé par une bande originale qui donne au film un côté jukebox sensé (Fever Ray, Moderat, Visage, Depeche Mode et aussi Céline Dion !) qui parfait sa reconstitution des années 89-99 dans une joie de raconter, de tracer à la brosse les grandes lignes d'un portrait intime comme s'il s'agissait d'une figure historique, qu'on a peu vue jusqu'ici dans une Sélection sombre jusqu'à la complaisance. Laurence Anyways n'en est pourtant pas moins grave, et à la rigueur moins politique, mais Dolan parvient à connoter enfin positivement l'hyperbolisme cannois (films trop longs, trop graves, trop poseurs, trop de musique) et surligne sa propre insolence avec un naturel désarmant. Un panache qui est plutôt à chercher dans les meilleurs mélos baroques en courte focale d'Andrzej Zulawski (Mes Nuits Sont Plus Belles que vos Jours, L'amour Braque) que du côté d'Almodovar. Nous reparlerons de cette franche réussite ; ici il se murmure qu'elle est en grande partie imputable à l'absence à l'écran de Dolan-acteur : c'est un peu simpliste mais sûrement en partie vrai.

Compétition Officielle cette fois : le western Lawless de John Hillcoat, scénarisé par Nick Cave, compère de longue date du réalisateur australien, reçut un accueil très tiède ce matin. Et on ne peut que confirmer cette timidité, tant le classicisme quasi-réactionnaire du film et son esthétique plate laissent sur la touche. Responsable en tête : Cave et son scénario bassement didactique (la mention : « based on a true story » est décidément toujours mauvais signe), à peine zébré de ses explosions de violence, que Hillcoat confond avec les seuls intérêts de sa mise en scène. Le reste de son découpage est mécanique, assez pauvre et la distribution souffre d'évidents miscastings : Shia LeBoeuf, jamais dans ses marques, dont le visage poupon ne convainc personne, l'accent exagéré de Tom Hardy qui se croit peut-être sur un plateau des frères Coen, auxquels on peut ajouter une cruelle sous-utilisation de Jessica Chastain. Peu d'éléments du film restent en tête quelques heures à peine après sa vision (et pas seulement parce qu'on en voit quatre autres par jour), et ce Lawless se résume à l'esprit de vindicte qui en émane alors que cette sécheresse stylistique faisait de The Road une réussite. Lawless s'achève dans une apologie de l'auto-justice dont on se serait bien passé, une fable éteinte remplie de personnages de salopards peu incarnés auquels il manque la poigne d'un Robert Aldrich.

Victor B.


18 mai

CHASSEZ LA NATURE...

Deuxième journée chargée à la Semaine de la Critique, avec Los Salvajes de l'Argentin Alejandro Favel à 8h30. Ce western moderne trouve dans sa première heure des résonances à la Peckinpah dans l'évasion fiévreuse puis l'errance meurtrière d'une horde sauvage (quatre garçons et une fille), scandé par les détonations de pistolet, où la drogue remplace l'alcool et avec un respect assez étonnant de l'alternance classique scène de marche/scène de bivouac. A la faveur de la ballade sans but et déceptive, forcément déceptive dans le maquis, la référence devient alors les deux films d'Albert Serra (Honor de Cavalleria & Le Chant des Oiseaux) avec cette mythification mystique de l'aventure et des protagonistes, visages tournés vers le ciel dont on saisit les tressaillements les plus intimes.
Un second temps plus erratique, convainc moins, notamment déforcé par un changement de personnage principal toutes les vingt minutes (du plus charismatique au plus insignifiant, qui meurent ou disparaissent les uns après les autres) et deux ou trois fausses fins dont la première est la plus belle : au fond d'une grotte, un des bandits tient son compagnon blessé en regardant vers le ciel, dans un plan-tableau orageux à la Caravage. Un bel effort haptique qui fait de ce film du scénariste de Pablo Trapero une ligne de démarquage intéressante du cinéma argentin, dont la bonne santé n'est plus à démontrer.

Inscrit dans une belle tradition littéraire d'acteurs-réalisateurs (Noémie Lvovsky, Xavier Beauvois ici au casting...) et une tradition littéraire encore plus belle (Eustache, Desplechin,...),  Au Galop, entrée française et second long-métrage de la compétition a confirmé les promesses du très sensible et insensé Même Pas En Rêve, court-métrage de 2009 qui explorait déjà les rapports père-fille. A la scène comme à la ville, Alice et Louis-do de Lencquesaing forment un drôle de couple (ils ont les prénoms de celui du Mépris de Godard : Paul & Camille) où le parent n'est pas souvent celui qu'on croit, qui s'échangent au relai du montage une série de rimes visuelles (un bouchon de stylo dans la bouche devient une cigarette dans celle de l'autre, l'un marche l'autre trébuche, etc.) qui fondent à elles seules un enjeu de mise en scène, de circulation et de désir. L'amour y est un geste parmi d'autres, toujours un peu adultère, mais qui emplit et fait sens lorsque les vies en manquent, cité dans son épanouissement par un extrait de Gertrud de Carl Théodor Dreyer. Sous l'idée de couvrir trois âges de l'amour de trois femmes, on retrouve en clandestin de la narration l'acteur Louis-Do, dandy flâneur (« j'aime pas être « chauffé », dit-il en prenant le volant de la voiture des autres), un peu branleur (son scénario qui accuse de sérieux coups de mou dans son volet « deuil ») et maladroit, mais c'est ce qui fait précisément son alibi en béton qui confirme la sincérité, toujours en plein coeur, de la démarche et de l'interprétation soudée de toute la distribution et de ses zig-zags amoureux toujours justifiés.

En séance spéciale, c'est-à-dire en marge de la Compétition Officielle à la Salle du Soixantième était présenté Mekong Hotel, qui signe le grand retour de Apichatpong Weerasethakul à Cannes après sa Palme d'Or pour Oncle Boonmee (2010). Ce film d'une heure et trois minutes constitue mieux qu'un appendice ou une récréation attenante à l'oeuvre principale de l'auteur de Blissfully Yours : elle en atteint la moelle tout en étant plus autobiographique et intime encore que Tropical Malady. Balade blues d'une fluidité contredite par des intermèdes étranges d'un esprit fantôme possédant les corps et se nourrissant d'animaux,
Mekong Hotel est plus bavard que tout le reste de ses films réunis. Une série d'interviews forme le coeur du film et concerne la situation même du fleuve, qui sépare la Thaïlande et le Laos, et constitue ce qu'il a filmé de plus frontalement politique avec le faux départ de l'immigré birman dans Blissfully Yours.
Irrigué musicalement par le blues à la guitare acoustique d'un ami de jeunesse devenu compositeur, Cjai Bhatana, ce court long-métrage jette un pont entre le Mississipi et le Mékong.
Et si la Folie Almayer de Chantal Akerman entamait un dialogue avec
Weerasethakul pour ses longues errance dans la jungle humide, Mekong Hotel, cet atole posé sur l'eau, en constitue la réponse : dans une des scènes centrale, une mère qui aura avoué à sa fille être un fantôme lui fait une confession bouleversante de son inexistence. Le fleuve débouche sur un océan de béatitude et de sérénité dignes des grandes heures du cinéma de Weerasethakul, introduit par lui-même comme un film à voir « without tuxedo, very intimate and casual », qui permettait de sortir un instant providentiel du stress et des heures de marches et d'attente tendue sur la Croisette. Weerasethakul répond là à l'envie profonde de tout critique : lui qui est un grand inventeur de formes (Thierry Frémaux l'a rappelé en introduction) parvient à surprendre, encore et encore, les spectateurs les plus habitués et lassés, en apportant un bol d'air frais au cinéma mondial.

Victor B.


17 mai

LES FILMS RÊVÉS

La 51è Semaine de la Critique s'est ouverte ce jeudi, avec le mot du nouveau directeur artistique Charles Tesson et la présentation des différents jurys. Rappelons ici, histoire de mettre la barre bien haut, que la 50è édition avait connu (au moins) deux temps forts avec Las Acacias de Pablo Giorgelli (Caméra d'Or) et Take Shelter de Jeff Nichols, deux films que la Semaine révélait alors au monde entier et qui comptent parmi les plus importants de 2011.

Broken de Rufus Norris était le film retenu pour l'Ouverture cette année. Force est de remarquer que ce premier long métrage, adaptation d'un roman de Daniel Clay qui aurait pu s'appeller Fragments de la vie de prolos anglais, est porté par un souffle romanesque et une charge émotionnelle qui laisse coi pendant quelques minutes. Les premières scènes compriment en une vision onirique et nostalgique le destin d'une jeune fille, de sa naissance à ses premières amours, en tissant un faisceau de notations sur le quotidien dans une petite banlieue anonyme anglaise. Le film cède malheureusement ensuite au syndrome du film jukebox, enchainant sans pause les morceaux de Damon Albarn, enfilant les scènes sans en achever aucune, pulvérisant dans une myriade d'épisodes anecdotiques les vies brisées plutôt que les réunir sous l'égide de celle qui les observe (un point de vue intéressant, mais violé en permanence). En cela, le film ne peut être la vision de la petite fille (comme le synopsis voudrait nous le faire croire) puisque le narrateur ne cesse de se dédoubler en une multiplicité de focalisations assez délirante, qui tient plus de la schizophrénie que de l'ubiquité.

Norris court quatre littéralement lièvres à la fois (et autant de récits parallèles, qui vont des amours de l'enfant aux délires paranoïaques de son voisin d'en face), et en perd complètement son personnage principal (la touchante et frêle Eloise Laurence). La finale dans l'église ouvre à un symbolisme assez neu-neu qui frise l'hystérie. On ne peut que rêver à une version du film en split-screen qui jugulerait enfin la pulsion de zappeur du cinéaste, finalement moins préoccupé par l'humanité cassée et le désenchantement de son personnage que par les fractures systémiques de son montage/mixage.

Du côté de la Sélection Officielle, De Rouille et d'Os de Jacques Audiard fut timidement applaudi à sa séance de presse de 8h30. C'est que les intentions dépassent encore une fois le résultat, qu'on y voit, ici aussi, davantage le film qu'Audiard aurait pu réaliser que celui qu'il a effectivement fait : en film d'action dans la lignée des bandes-dessinées graphiques de Luc Besson (les combats de coqs auquel se livre le personnage de Matthias Schoenaerts), ou en comédie érotique (scène très drôle où Schoenaerts demande tout de go à Cotillard si elle “veut baiser”, lui étant “opérationnel”), l'objet aurait pu tenir la route, c'est-à-dire en épousant un peu aveuglément la courbe de son personnage principal, cette force (physique) tranquille qui traverse le film comme une balle perdue. Il est la bonne nouvelle (sinon la révélation pour certains) du film, en homme fracturé au front buté qui a gardé une partie du charisme bovin de Rundskop pour le transférer dans ce nouveau corps, plus sculptural, un peu improbable (voir les yeux écarquillées de Cotillard -elle fait ça très bien- le regardant se battre). Mais désamorcé par le caractère prévisible de ses rebondissements, un storytelling envahissant qui prend le pas sur tout, on en vient à nager dans une bluette qui ne s'assume pas, à mi chemin entre Intouchables hétéro, empesé de ralentis édifiants et un Biutiful moins symboliste mais aussi stupidement esthète. Si Audiard veut devenir le Inarritu français, il est sur la bonne voie, et ça lui fera enfin un créneau stable et défini, lui qui fricotait jusque là dans une zone trouble du polar à la française. Il préfère trop se poser en moraliste aigu de la douleur humaine (une rédemption quasi-Dardennienne du père qui comprend enfin que son fils compte à ses yeux), trop préoccupé dans la première heure par une vision animiste (le soleil irise la moitié des plans) qui sape l'intérêt de sa fable sociale.

Demain, vision de deux films de la Semaine : Los Salvajes (Les Sauvages) de Alejandro Fadel, que nous rattraperons pour cause de projecteur défectueux et l'attendu Au Galop de Louis-Do de Lencquesaing.


Victor B.

16 mai

PREMIER INVENTAIRE AVANT OUVERTURE

A quelques heures de l'Ouverture du Festival sous l'astre doucement barré du Moonrise Kingdom de Wes Anderson, Cannes est prise de convulsions. La population de la ville a quadruplé et le Monoprix local est envahi d'une faune d'accrédités, qu'on entend parler espagnol, anglais, coréen, danois, etc. Tout le monde se frôle et personne ne se rencontre encore. Hier soir, à 22 heures, rien n'avait l'air prêt, les camions de livraison s'entassaient en double file sur le Boulevard de la Croisette, des ouvriers du staff couraient dans tous les sens, d'autres peignaient littéralement le sable des plages pour qu'il paraisse plus lisse. Il y a tout un peuple d'invisibles, jamais endormi, qui fait fonctionner cette immense machine de l'intérieur. Ils ont passé une nuit blanche, pour que tout soit (presque) prêt ce mercredi pour l'ouverture de la Compétition Officielle et bientôt celles des compétitions parallèles dès ce jeudi (Un Certain Regard, la Quinzaine des Réalisateurs).
Quant à la Semaine de la Critique, dont votre serviteur sera l'émissaire, le critique et le juré en compagnie de mes collègues Sehee (Busan, Corée du Sud), Bikas (Mumbai, Inde) & Ryan (San Francisco, USA), au sein du jury Révélation France 4 présidé par Céline Sciamma (Naissance des Pieuvres, Tomboy), elle s'ouvre demain également avec Los Salvajes de l'Argentin Alejandro Fadel, scénariste des deux derniers longs métrages de Pablo Trapero (Leonora et Carancho).

Or, le paradoxe de communication est bien celui-ci : parler (écrire, donc) sur un Festival de films sans avoir encore vu un seul des films qu'il propose. Demain, De Rouille et d'Os de Jacques Audiard sera présenté en Compétition, et j'espère pouvoir également vous en dire quelques mots. Mais à cette heure où un Cannes baille dans déjà son café (celui des journalistes, critiques, équipes des Sélections etc.), un autre s'éveille doucement (celui des fêtes, des soirées, du fameux tapis rouge, etc). Inlassable retour du même ? Opposons plutôt aux commentaires las d'avance la maxime de Godard : « Ne change rien, pour que tout soit différent ». C'est encore la sagesse resnaisienne qui l'emporte sur toutes les supputations et harangues commerciales (un marché florissant à Cannes, auquel nous ne résistons qu'à moitié), et nous rappelle gentiment que : nous n'avons encore rien vu.

Victor B.


10 mai


Fidèle à sa mission de découverte et à l’idée d’émergence qui font sa spécificité, la Semaine de la Critique a créé un nouveau prix qui entend refléter la passion et l’enthousiasme de jeunes cinéphiles pour les nouveaux talents du cinéma.

Le Jury Révélation France 4, présidé par la réalisatrice Céline Sciamma, sera composé de jeunes apprentis critiques ou professionnels et récompensera l’un des sept longs métrages en compétition.

Comme pour le Jury du Grand Prix, la Semaine souhaite mettre en avant la critique et confronter ces regards à celui d’une jeune réalisatrice. Ensemble, les membres du Jury Révélation étudieront les premiers et seconds longs métrages réalisés par des cinéastes appartenant à la même génération.


Victor-Emmanuel Boinem, membre de la communauté Cinebel actif sous le pseudonyme de VictorB, a été sélectionné pour faire partie de ce jury grâce à ses commentaires sur notre site. Tout au long du Festival, il rédigera des comptes-rendus pour parler des films qu'il aura vu à la Semaine de la Critique.

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