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Jean-Claude Carrière, la leçon de scénario

Publié le 6 septembre 2011 dans Cinéphiles

De Buñuel à Haneke, il a écrit pour les grands réalisateurs. A bientôt 80 ans, il est à l’honneur à la CINEMATEK. Rencontre.
Jean-Claude Carrière, romancier, essayiste, dramaturge et scénariste, fêtera ses 80 ans le 17 septembre prochain. Cinematek fête cet éternel jeune homme (qui paraît vingt ans de moins que son âge) avec une rétrospective de deux mois qui ne fera qu’effleurer son impressionnante filmographie. Jean-Claude Carrière y présentera lui-même "La Voie lactée" (1968) de Luis Buñuel, le 7 septembre. Il participera le lendemain à la quatrième Conférence internationale du Réseau de recherche sur l’écriture du scénario, organisée à l’initiative de l’ULB. Nous l’avons rencontré chez lui, à Paris, dans sa (jolie) maison nichée dans une cour d’immeuble du 9e arrondissement.

S’il devait écrire le film de sa vie, Jean-Claude Carrière ne situerait pas la première scène le jour de 1931 où il est né dans une famille de viticulteurs, à Colombières-sur-Orb, dans l’Hérault. Ni sur ces moments, pourtant fondateurs, où, petit, on le mettait "debout sur la table, et on me faisait raconter des histoires que je sais encore par cœur." Non, la scène inaugurale enchaînerait deux faits entrelacés : l’éditeur Robert Laffont appelle un brillant étudiant inconnu, même pas encore licencié en Lettres, qui lui a adressé le manuscrit d’un premier roman, "Lézard" (1957) : "J’ai lu votre livre et je vais le publier." Une épiphanie : "A 25 ans, tout d’un coup, vous voyez une porte qui s’entrouvre sur un univers dont vous avez à peine conscience". L’éditeur découvre que le jeune écrivain est un cinéphile, qui anime un ciné-club à l’université et fréquente "trois ou quatre fois par semaine" la Cinémathèque d’Henri Langlois. Il le recommande à Jacques Tati qui, en guise de test, lui fait réécrire une scène des "Vacances de Monsieur Hulot". "Je revois encore la scène : il me reçoit et me dit qu’il a lu mon test et l’a trouvé très bien." A l’arrière-plan, on devrait apercevoir l’assistant de Tati, Pierre Etaix, qui, en réalité, est celui qui a lu la copie du jeune Carrière. Tati jauge l’impétrant : "Que connaissez-vous au cinéma ?" "Il m’a tout de suite fait comprendre que je ne savais rien. Il a appelé sa monteuse, Suzanne Baron. Dans sa salle de montage, elle a mis la première bobine des "Vacances de Monsieur Hulot" et m’a donné le scénario. Scène après scène, elle m’a expliqué le langage du cinéma. Tout a commencé là."

La suite est fulgurante. Etaix et Carrière sympathisent. Le second fait ses armes sur les courts métrages du premier : il les coécrit et officie "à tous les postes". Comme Tati, Etaix perpétue le cinéma burlesque, en héritier de Buster Keaton. "Le burlesque est un cinéma ultraprécis, prédessiné. Le comique ne supporte aucun laisser-aller. J’en ai conservé un rapport particulier au dialogue, qui m’a toujours paru venir après la conception des situations." "Le soupirant" (1962), premier long métrage de Pierre Etaix est un succès critique et commercial. "Comme nous l’avions coécrit en participation aux bénéfices, ce film nous a rapporté de quoi vivre pendant deux ans. J’ai abandonné l’enseignement pour tenter ma chance et vivre de ma plume. Peu de confrères connaissent une telle chance, aujourd’hui encore."

Carrière sait la faire fructifier. En 1963, le producteur Serge Silberman cherche un scénariste à la demande de Luis Buñuel. La rencontre a lieu au Festival de Cannes. La première question que le maître espagnol pose au jeune scénariste porte sur son goût du vin. Quand Carrière révèle qu’il est fils de viticulteurs, la glace est brisée. "Etre engagé pour écrire un film de Buñuel, c’est comme être qualifié pour les Jeux olympiques !" Après "le journal d’une femme de chambre" (1965), Buñuel spécifie dans ses contrats qu’il veut Carrière comme scénariste. Jusqu’à "Cet obscur objet du désir" (1977), il en résultera six films, fin de carrière somptueuse pour l’un, adoubement définitif pour l’autre. "Avec lui, le travail était sérieux. Nous allions dans des endroits solitaires et reculés, au Mexique ou en Espagne, pour arriver à une vraie concentration. Il n’y avait pas de technique de travail spécifique. Elle variait selon qu’il s’agissait d’une adaptation comme "Belle de Jour" ou si on partait de rien." Mais les scénarii ont en commun d’être sans indication technique. "Il se réservait cela pour le tournage. Il faisait le découpage sur le plateau, une fois qu’il avait ses comédiens et les décors. Il ne faisait pas de découpage théorique au préalable. Et il "tournait-montait". C’était sa grande caractéristique : il avait le montage dans la tête."

Buñuel, contrairement aux idées reçues, était soucieux du public. "Nous avions inventé un couple imaginaire de spectateurs, Georgette et Henri. Ils venaient voir du Buñuel, donc ce n’étaient pas des idiots, mais notre souci était de les garder jusqu’à la fin du film. En écrivant, on les interrogeait : "Qu’en pensez-vous Georgette ? Vous trouvez que Monsieur Carrière exagère ?" Buñuel mimait la scène : Georgette se levait et sortait Le scénario est toujours un va-et-vient entre la distanciation et l’implication. La distanciation, c’est se mettre à la place du spectateur. L’implication, c’est se mettre dans la peau des personnages. C’est sur ce va-et-vient que se construit tout scénario. Si on reste à l’extérieur, on fait un cinéma froid. Si on reste à l’intérieur, on oublie le spectateur."

Parallèlement à ses collaborations avec Etaix et Buñuel, Carrière, tout en développant aussi une carrière de dramaturge et de romancier, élargit ses collaborations. Il signe dès 1965 "Viva María !" pour Louis Malle, écrit "La Piscine" (1969) de Jacques Deray, entame en 1971 une collaboration avec Miloš Forman sur "Taking Off", qu’il poursuivra plus tard avec "Valmont" (1989). Chéreau ("La Chair de l’orchidée", 1975), Schlöndorff ("Le Tambour", 1979), Godard ("Sauve qui peut la vie", 1980), Wajda ("Danton", 1983), Oshima ("Max mon amour", 1985), Rappeneau ("Cyrano de Bergerac", 1990) font partie des quelques grands réalisateurs avec lesquels il a collaboré. Effet pervers de la sacro-sainte théorie des "auteurs" chère à une certaine critique française, son nom reste méconnu du public. "J’ai souvent dit que lorsqu’on accepte d’être scénariste, on accepte une certaine forme d’humilité, de discrétion. Mais j’ai travaillé au théâtre, j’ai écrit des romans. C’est une chance que n’ont pas les réalisateurs, qui passent deux ans sur un film. Cette relative obscurité offre néanmoins une liberté : j’ai pu choisir des projets, en refuser d’autres. J’ai aussi la chance, aujourd’hui, d’être mon propre maître."

Cette liberté lui a permis de se consacrer à des sujets qui lui tenaient à cœur. Ce détenteur d’une maîtrise en histoire a ainsi adapté son propre livre sur "La Controverse de Valladolid" (1992) ou pu s’investir dans des projets de longue haleine, comme l’adaptation du "Mahâbhârata" (1989) par Peter Brook, qui nécessita onze ans de travail. "Il fallait pénétrer aussi profondément que possible dans la culture indienne. J’ai effectué un nombre incalculable de voyages en Inde. Il n’était pas question de rester à la surface. J’ai travaillé avec des écoles différentes de théâtre indiennes, aussi bien modernes que classiques. J’ai rencontré des philosophes marxistes et des saints. C’était une entreprise qui allait au-delà de l’écriture. Il fallait toucher un peuple et une culture. Mais Peter a ce génie de faire travailler sans en avoir l’air. Il n’a rien d’un tyran érudit. Il est léger, il est gracieux. Il arrivait chez moi, ici, à Paris, avec un petit sac, en me disant avec son délicieux accent anglais et de sa voix douce : "Je vais à Delhi après-demain. Tu viens ?" Comment refuser ?"

Jean-Claude Carrière demeure un infatigable voyageur. Après Bruxelles, il participera à des ateliers d’écriture en Iran et en Israël, une confrontation culturelle dont il se réjouit à l’avance. "Comme découverte de l’imaginaire d’une société, ça vaut largement une enquête journalistique. Dans ces ateliers, je ne commence jamais par la forme. Je demande à chaque étudiant de me composer en moins de dix minutes les éléments d’une histoire. Ce qui nous montre tout de suite des éléments de leur vie, de leur histoire, de leur culture." La seule règle qu’il enseigne est "de se libérer de toute restriction morale" : "avec Buñuel, nous avions l’habitude de dire que, tous les matins, un scénariste doit tuer son père, violer sa mère et tromper sa femme. S’il ne le fait pas, il finira par pisser du sirop."

Aujourd’hui, Jean-Claude Carrière reste très sollicité. "Je suis toujours surpris de voir de jeunes réalisateurs de trente ou trente-cinq ans venir me demander d’écrire un scénario pour eux." Il mûrit même un sacré retour aux sources. "Pierre Etaix et moi-même préparons un film. Cela s’appelle "Eden Bis". C’est un film ,j’espère, comique. Nous y travaillons depuis plusieurs années. On accumule quantité d’idées." Et s’il devait écrire la scène finale du film de sa vie, il hésite : "Je connais tout de ma mort, sauf la date !" Puis se reprend, avec malice : "Je prends le Thalys pour me rendre à Bruxelles à une rétrospective. Et il y a un accident terrible. Les gens de la Cinémathèque royale de Belgique me retrouvent parmi les décombres. Et ils s’aperçoivent que j’étais en train d’écrire... Mais je crois que le producteur et Georgette trouveraient cette fin un peu sinistre !"


Cycle Jean-Claude Carrière à Cinematek jusqu’au 31 octobre. Programme : www.cinematek.be

Quatrième Conférence internationale du Réseau de recherche sur l’écriture du scénario, du 8 au 10 septembre. www.screenwrinting.be


Alain Lorfèvre, envoyé spécial à Paris de La Libre Belgique

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