Poto and Cabengo
Réalisateur:
Origine:
- États-Unis
Genre:
- Documentaire
Année de production: 1976
Durée: 1h16
Synopsis :
Un documentaire sur deux fillettes jumelles et légèrement schizos, vivant à San Diego. Leur originalité tient à ce qu'elles ont inventé, pour communiquer entre elles, un langage que même les experts les plus avertis en psychiatrie infantile ont le plus grand mal à déchiffrer. Poto et Cabengo sont les surnoms qu'elles se donnent. Leurs mots sont comme des ondes, des bouts de phrases émetteurs d'un sens, pour elles évident, mais qu'il nous faut décoder. Mais l'effet d'étrangeté qui rend ce film si beau tient au fait que le langage de ces soeurs fait corps avec elles.
Avis des internautes du film Poto and Cabengo
- 1
Publié le 12 juin 2012
Authentique curiosité à (re?)découvrir que ce film de Jean-Pierre Gorin, compère des années mao de Jean-Luc Godard (crédité co-réalisateur de Vent d'Est, Tout Va Bien,...) et édité en DVD par Criterion. Gorin part aux États-Unis sur la trace de deux fillettes, sœurs jumelles qui jusqu'à l'âge de sept ans ont développé un langage parlé et compréhensible par elles seules. Les scientifiques, pédopsychiatres, et autres linguistes les examinent et s’interrogent tandis que la presse les bombarde en une avec une hypothèse sensationnaliste : l’invention d’une langue nouvelle. La beauté et la puissance du film est de faire d'un enjeu théorique majeur du siècle, le langage, sur lequel tous les grands auteurs se sont penchés, de Proust à Barthes, de Blanchot à Debord, un enjeu pratique et même vital. Poto & Cabengo est d'abord touchant, dans la solitude un peu autistique de ces deux enfants jouant ensemble sous les caméras des scientifiques qui les regardent comme des objets d'études ; puis iconoclaste, à mesure que Gorin, dans une démarche ethnographique et sociologique, s'approche de leurs lieux de vie et décrit un environnement familial tragiquement banal (une optique loufoque qui rejoint celle des premiers Errol Morris, The Gates of Heaven (1978) et Vernon, Florida (1981)) ; ensuite terrifiant lorsqu'il apparait que les carences et la confusion dans l'anglais et l'allemand parlés et mêlés indistinctement par les parents et la grand-mère qui ont élevés les enfants sont à la source de leurs troubles syntaxiques et identitaires dont celles-ci se sont protégés comme elles le pouvaient, avec leurs moyens minuscules et leurs façons espièglement subversives, mais en ouvrant sous leurs pieds un gouffre existentiel qu'elles n'auraient du voisiner qu'à l'adolescence. La technique simple de Gorin, alternant interviews de spécialistes et des adultes, scènes de vie quotidienne et de jeu des enfants prises sur le vif, et écrans noirs où il inscrit son trouble avec humour (il fait défiler des chaines de points d'interrogation et de « What are they saying ? ») accuse positivement de l'influence godardienne : arrêts sur image, cut au noir, cartons, voix-off venue de cette nuit du cinéma donnent un tempo hésitant mais un rythme très sûr au film, sorte de valse étourdie (la course de Gorin après les fillettes à la bibliothèque, véritable leçon d'humilité face à l'altérité) entre passé proche, présent et futur annoncé. Car le cinéaste, qui vient pour briser le regard précédent, celui des analystes, est (à son tour) vu par les enfants comme une porte d'entrée vers le monde. Cette brèche qu'il forme entre l'intérieur et l'extérieur servira aux filles à s'extirper de leur étouffant cocon, et offrira au spectateur cette séquence inouïe, que tout cinéaste devrait visionner avant d'aller filmer son prochain, où le réalisateur attrape grâce à quelques heureux hasards le mouvement frénétique de deux filles découvrant l'univers tout entier (animaux, livres, autres enfants,...) mais se fait surtout distancer, dépassé par le plaisir des filles de déambuler dans un espace ouvert jusqu'à les perdre de sa caméra dans une joyeuse cacophonie. L'émouvante question se déplace alors, et ce n'est bientôt plus : ces enfants sont-elles d'une intelligence différente pour s'être inventées ce monde voisin du nôtre ou sont-elles mentalement retardées pour leur incapacité à apprendre l'anglais ? Mais bien : comment, étant étrangères à notre monde, retirées de lui et surprotégées jusque dans leur domicile, comment vont-elles pouvoir y entrer, comment vont-elles parvenir à communiquer, se faire comprendre, à aller vers l'Autre ? L'analyse prime chez Gorin, mais pas sur les parallèles que l'auteur peut établir entre sa situation d'étranger et la leur. Poto et Cabengo, Grace et Virginia portent en elles toute la tristesse d'un monde auquel elles n'ont même pas accès, mais l'entêtement naïf qu'elles mettent, et Gorin à leur suite, à refuser de la laisser les submerger (Virginia prise de panique à l'idée de prendre le bus) est encore le plus fort. Pas une économie concertée de l'émotion, mais des images de son équivalence dans une dialectique insoluble de la solitude du cinéaste, du noir originel de la salle de cinéma, et du discours comme clef d'accès à ce monde à portée de mains. A la fin, il n'y a plus que les regards immenses et réciproques, perdus et retrouvés, inquiets et frondeurs de ces jumelles à jamais dissonantes à ceux qui les entourent.
- 1
Michel1963