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Quand la forme Resnais à chaque film
Publié le 4 mars 2014 dans Actu ciné
Fernand Denis dresse un portrait du cinéaste français Alain Resnais, décédé samedi à l'âge de 91 ans.
Né en 1922 à Vannes dans le Morbihan, Alain Resnais s’est consacré au cinéma, au 7e art - on peut le dire dans son cas - pendant près de 80 ans.
Certaines anthologies font, en effet, démarrer sa filmographie à Fantomas, daté 1936, un des petits films d’amateur qu’il tourne dès l’âge de 13 ans avec une petite caméra 8mm achetée passage Pommeraye à Nantes. Là même où Jacques Demy achètera la sienne, une dizaine d’années plus tard. Un endroit enchanteur assurément.
L’homme par qui le scandale arrive
Il se voit d’abord acteur, fréquente un peu le cours Simon, bifurque vers l’Idhec, la toute nouvelle école de cinéma, où il se passionne pour le montage. Dès 1948, il réalise une série de films sur l’art, dont l’approche rompt avec la tradition. C’est un documentaire, Nuit et brouillard, sur l’horreur des camps nazis, qui le fait connaître. Soit un texte en off, quasi journalistique, décrivant ce qu’on voit à l’écran, des images de présent. Et puis des archives : barbelés, miradors, baraquements, latrines, chambres à gaz, crématoires. Soit un exposé bref, mécanique, lu sans effet par Michel Bouquet, qui rend le document d’autant plus implacable, incontestable. Proposé au Festival de Cannes en 1956, le film sera déprogrammé sous la pression allemande.
Il est d’ailleurs assez piquant que voir cet homme si discret lié au Festival de Cannes par le mot "scandale". Car dix ans plus tard, La Guerre est finie sera aussi bloqué, mais par l’Espagne. Entre les deux, Hiroshima mon amour soulèvera une gigantesque polémique, comme on en rêve de nos jours. Marcel Achard, président du jury en 1959, ne fera pas appel à toute sa subtilité d’auteur dramatique pour exprimer son avis : "C’est de la merde". Max Favalelli, un de ses jurés répliquera : "C’est l’œuvre d’un authentique génie".
Entre Achard et Favalelli, l’histoire a tranché depuis longtemps : Alain Resnais est un monument du cinéma, l’auteur - pas du tout au sens nombrilique du terme - d’une œuvre paradoxale. En effet, c’est à la fois la sienne et celle des autres, car il a toujours travaillé avec des scénaristes, des romanciers, des dramaturges à la personnalité marquée.
Trouver la forme
Le travail de Resnais correspond d’ailleurs à l’intitulé de sa profession, "metteur en scène" : mettre en scène, trouver une forme cinématographique unique et idéale pour mettre des images sur des mots. D’où des films très différents les uns des autres, le point commun étant la singularité de la forme choisie. Difficile d’imaginer que La Guerre est finie, Providence, On connaît la chanson et Cœurs furent réalisés par la même personne.
Si Resnais peut apparaître comme un créateur isolé, travaillant dans son coin, entouré de ses fidèles, s’épanouissant à l’écart des chapelles et de l’agitation médiatique, il n’en reste pas moins sensible à l’air du temps et ses films en portent la trace.
Quand il entame sa carrière dans les années 1950, l’heure est à la nouvelle vague, au nouveau roman, au renouvellement complet des formes. Hiroshima mon amour (1959) en sera l’emblème. La liaison banale entre une Française et un Japonais se réduit à deux atomes humains confrontés à l’apocalypse nucléaire par la magie formelle du cinéma, de ce fameux texte psamoldié de Marguerite Duras, du télescopage des lumières, d’Hiroshima et de Nevers, confiées à des opérateurs différents.
Ce formalisme, Alain Resnais le pousse à l’extrême, encouragé par un autre Breton, Alain Robbe-Grillet, dans L’Année dernière à Marienbad (1961). Le cinéma s’aventure alors dans un espace de rêve, Resnais tente de matérialiser l’inconscient sans la béquille d’un récit, d’une anecdote.
Alors Resnais, un créateur de formes cinématographiques enfermé dans sa tour d’ivoire ? Faux. La guerre d’Algérie est au cœur de Muriel ou le temps d’un retour (1962). Dans La Guerre est finie (1966), il confronte la dictature espagnole et la lassitude d’un militant communiste. Il se penchait sur ces guerres perdues en compagnie de Jean Cayrol pour l’un, de Jorge Semprún pour l’autre.
Trois lignes de force
Aux yeux d’Alain Resnais, le scénariste est l’élément essentiel d’un film. On a déjà cité Duras, Robbe-Grillet, il faut ajouter Jean Gruault (La Vie est un roman, L’Amour à mort) pour voir s’esquisser la ligne littéraire de son œuvre.
Une deuxième ligne est davantage en prise avec le réel : Jean Cayrol (Nuit et brouillard), Jorge Semprún (Stavisky), Henri Laborit (Mon oncle d’Amérique).
La troisième ligne s’appuie sur sa passion du théâtre avec Henri Bernstein (Mélo), la paire Bacri-Jaoui (On connaît la chanson), Anouilh (Vous n’avez encore rien vu), aux accents britanniques avec Alan Ayckborne (Smoking / No Smoking, Cœurs, Aimer, boire et chanter).
Pour lui, le scénariste précède en importance les acteurs, le décorateur, le musicien, le directeur photo, même le metteur en scène. "On peut s’en passer, quand on travaille avec une équipe comme la mienne", aimait-il dire, trop modeste.
Une équipe, une troupe, une famille
Mais peut-on parler d’équipe quand la scripte, Sylvette Baudrot est la même depuis Hiroshima mon amour en 1959, que Sacha Vierny a éclairé une dizaine de films, que Jacques Saulnier imagine ses décors depuis 1961 ? Et c’est un élément capital de son style. Le cinéma de Resnais se pratique pour l’essentiel en studio. Il n’a cessé d’en souligner les artifices de façon toujours plus audacieuse. Par exemple à travers la lumière théâtrale de Mélo, l’irréalité "réelle" des décors de Smoking/No Smoking, le playback d’On connaît la chanson ou encore les effets spéciaux spectaculaires de Vous n’avez encore rien vu. A chaque fois, l’artificialité du dispositif installe une distance "Resnais" entre le film et le spectateur, faisant apparaître plusieurs niveaux de lecture.
Resnais ne travaille pas avec pas une équipe mais une troupe, voire une famille, dont l’élément le plus visible est le fameux trio Azéma-Arditi-Dussollier, ses interprètes attitrés depuis 1983, depuis La Vie est un roman.
Toutefois, malgré cette famille tant technique qu’artistique, Alain "renaît" à chaque projet car pour lui, la forme interroge le sujet. Chaque film est comme un premier film, sa filmographie est celle d’un cinéaste de l’imaginaire et d’une immense curiosité intellectuelle. Il est simultanément pointu - Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad restent des œuvres d’avant-garde soixante ans après leur création- et son contraire, ouvert à l’opérette avec Pas sur la bouche comme aux tubes dans On connaît la chanson. Il est expérimental et populaire - Mon oncle d’Amérique et On connaît la chanson animeront le box-office -, toujours sincère jusqu’à son dernier souffle.
La France vient de perdre son plus grand cinéaste vivant. Alain Resnais est désormais son plus grand cinéaste tout court.
Certaines anthologies font, en effet, démarrer sa filmographie à Fantomas, daté 1936, un des petits films d’amateur qu’il tourne dès l’âge de 13 ans avec une petite caméra 8mm achetée passage Pommeraye à Nantes. Là même où Jacques Demy achètera la sienne, une dizaine d’années plus tard. Un endroit enchanteur assurément.
L’homme par qui le scandale arrive
Il se voit d’abord acteur, fréquente un peu le cours Simon, bifurque vers l’Idhec, la toute nouvelle école de cinéma, où il se passionne pour le montage. Dès 1948, il réalise une série de films sur l’art, dont l’approche rompt avec la tradition. C’est un documentaire, Nuit et brouillard, sur l’horreur des camps nazis, qui le fait connaître. Soit un texte en off, quasi journalistique, décrivant ce qu’on voit à l’écran, des images de présent. Et puis des archives : barbelés, miradors, baraquements, latrines, chambres à gaz, crématoires. Soit un exposé bref, mécanique, lu sans effet par Michel Bouquet, qui rend le document d’autant plus implacable, incontestable. Proposé au Festival de Cannes en 1956, le film sera déprogrammé sous la pression allemande.
Il est d’ailleurs assez piquant que voir cet homme si discret lié au Festival de Cannes par le mot "scandale". Car dix ans plus tard, La Guerre est finie sera aussi bloqué, mais par l’Espagne. Entre les deux, Hiroshima mon amour soulèvera une gigantesque polémique, comme on en rêve de nos jours. Marcel Achard, président du jury en 1959, ne fera pas appel à toute sa subtilité d’auteur dramatique pour exprimer son avis : "C’est de la merde". Max Favalelli, un de ses jurés répliquera : "C’est l’œuvre d’un authentique génie".
Entre Achard et Favalelli, l’histoire a tranché depuis longtemps : Alain Resnais est un monument du cinéma, l’auteur - pas du tout au sens nombrilique du terme - d’une œuvre paradoxale. En effet, c’est à la fois la sienne et celle des autres, car il a toujours travaillé avec des scénaristes, des romanciers, des dramaturges à la personnalité marquée.
Trouver la forme
Le travail de Resnais correspond d’ailleurs à l’intitulé de sa profession, "metteur en scène" : mettre en scène, trouver une forme cinématographique unique et idéale pour mettre des images sur des mots. D’où des films très différents les uns des autres, le point commun étant la singularité de la forme choisie. Difficile d’imaginer que La Guerre est finie, Providence, On connaît la chanson et Cœurs furent réalisés par la même personne.
Si Resnais peut apparaître comme un créateur isolé, travaillant dans son coin, entouré de ses fidèles, s’épanouissant à l’écart des chapelles et de l’agitation médiatique, il n’en reste pas moins sensible à l’air du temps et ses films en portent la trace.
Quand il entame sa carrière dans les années 1950, l’heure est à la nouvelle vague, au nouveau roman, au renouvellement complet des formes. Hiroshima mon amour (1959) en sera l’emblème. La liaison banale entre une Française et un Japonais se réduit à deux atomes humains confrontés à l’apocalypse nucléaire par la magie formelle du cinéma, de ce fameux texte psamoldié de Marguerite Duras, du télescopage des lumières, d’Hiroshima et de Nevers, confiées à des opérateurs différents.
Ce formalisme, Alain Resnais le pousse à l’extrême, encouragé par un autre Breton, Alain Robbe-Grillet, dans L’Année dernière à Marienbad (1961). Le cinéma s’aventure alors dans un espace de rêve, Resnais tente de matérialiser l’inconscient sans la béquille d’un récit, d’une anecdote.
Alors Resnais, un créateur de formes cinématographiques enfermé dans sa tour d’ivoire ? Faux. La guerre d’Algérie est au cœur de Muriel ou le temps d’un retour (1962). Dans La Guerre est finie (1966), il confronte la dictature espagnole et la lassitude d’un militant communiste. Il se penchait sur ces guerres perdues en compagnie de Jean Cayrol pour l’un, de Jorge Semprún pour l’autre.
Trois lignes de force
Aux yeux d’Alain Resnais, le scénariste est l’élément essentiel d’un film. On a déjà cité Duras, Robbe-Grillet, il faut ajouter Jean Gruault (La Vie est un roman, L’Amour à mort) pour voir s’esquisser la ligne littéraire de son œuvre.
Une deuxième ligne est davantage en prise avec le réel : Jean Cayrol (Nuit et brouillard), Jorge Semprún (Stavisky), Henri Laborit (Mon oncle d’Amérique).
La troisième ligne s’appuie sur sa passion du théâtre avec Henri Bernstein (Mélo), la paire Bacri-Jaoui (On connaît la chanson), Anouilh (Vous n’avez encore rien vu), aux accents britanniques avec Alan Ayckborne (Smoking / No Smoking, Cœurs, Aimer, boire et chanter).
Pour lui, le scénariste précède en importance les acteurs, le décorateur, le musicien, le directeur photo, même le metteur en scène. "On peut s’en passer, quand on travaille avec une équipe comme la mienne", aimait-il dire, trop modeste.
Une équipe, une troupe, une famille
Mais peut-on parler d’équipe quand la scripte, Sylvette Baudrot est la même depuis Hiroshima mon amour en 1959, que Sacha Vierny a éclairé une dizaine de films, que Jacques Saulnier imagine ses décors depuis 1961 ? Et c’est un élément capital de son style. Le cinéma de Resnais se pratique pour l’essentiel en studio. Il n’a cessé d’en souligner les artifices de façon toujours plus audacieuse. Par exemple à travers la lumière théâtrale de Mélo, l’irréalité "réelle" des décors de Smoking/No Smoking, le playback d’On connaît la chanson ou encore les effets spéciaux spectaculaires de Vous n’avez encore rien vu. A chaque fois, l’artificialité du dispositif installe une distance "Resnais" entre le film et le spectateur, faisant apparaître plusieurs niveaux de lecture.
Resnais ne travaille pas avec pas une équipe mais une troupe, voire une famille, dont l’élément le plus visible est le fameux trio Azéma-Arditi-Dussollier, ses interprètes attitrés depuis 1983, depuis La Vie est un roman.
Toutefois, malgré cette famille tant technique qu’artistique, Alain "renaît" à chaque projet car pour lui, la forme interroge le sujet. Chaque film est comme un premier film, sa filmographie est celle d’un cinéaste de l’imaginaire et d’une immense curiosité intellectuelle. Il est simultanément pointu - Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad restent des œuvres d’avant-garde soixante ans après leur création- et son contraire, ouvert à l’opérette avec Pas sur la bouche comme aux tubes dans On connaît la chanson. Il est expérimental et populaire - Mon oncle d’Amérique et On connaît la chanson animeront le box-office -, toujours sincère jusqu’à son dernier souffle.
La France vient de perdre son plus grand cinéaste vivant. Alain Resnais est désormais son plus grand cinéaste tout court.