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Nabil Ayouch a voulu comprendre l’indicible

Publié le 13 février 2013 dans Cinéphiles

Certains des acteurs des “Chevaux de Dieu” ont connu les kamikazes de Casablanca. Entretien à Cannes
Depuis "Mektoub" (1999), Nabil Ayouch, 43 ans, s’est imposé comme une figure majeure du nouveau cinéma marocain. Ce statut a été confirmé par "Ali Zaoua prince de la rue" (2000), son deuxième long métrage. Né à Paris, d’une mère juive française d’origine tunisienne et d’un père musulman marocain, Nabil Ayouch est aussi le cofondateur du Groupement des auteurs réalisateurs producteurs marocains. Nous l’avions rencontré à Cannes, en mai dernier, où "Les Chevaux de Dieu" a remporté le prix François-Chalais dans la section Un Certain Regard.


Peu après les attentats de Casablanca, en 2003, vous aviez tourné un documentaire sur le sujet.
Oui, j’étais allé à la rencontre des familles des victimes. C’était une réaction à chaud. Avec le temps, je me suis rendu compte que les victimes étaient des deux côtés. Il manquait ce point de vue de là.

C’est un sujet très intense, très difficile et très politique. Pourtant vous avez essayé de livrer un récit très humain. Quelle fut votre principale source d’inspiration : les faits ?
Ma principale source d’inspiration, c’est d’abord l’observation à Sidi Moumen, le bidonville d’où sont originaires les kamikazes de 2003. J’y ai tourné mon second long métrage, "Ali Zaoua". J’y ai passé beaucoup de temps et rencontré les jeunes. J’ai côtoyé les animateurs d’associations créées après les attentats de 2003. Ensuite, il y a le roman de Mahi Binebine, "Les Etoiles de Sidi Moumen", qui retrace leur parcours. Certains des jeunes adultes que j’y ai rencontrés sont d’anciens fondamentalistes, qui, après les attentats, ont décidé de revoir leurs priorités. Certains avaient quitté de tels mouvements comme celui que je décris dans le film quelques semaines avant les attentats - ils avaient pris conscience de la dérive radicale qui les animait. D’autre part, je me suis aussi fondé sur de nombreuses recherches, notamment le travail d’un jeune sociologue qui a étudié comment l’islam fondamentaliste s’est implanté au Maroc - Abdellah Rami, Mohamed Tozy ou Mohamed Layadi.

Est-il facile de faire ses recherches dans cet environnement ?
Au début, les habitants de Sidi Moumen s’interrogeaient sur mes motivations et l’intérêt du film. Ils m’ont posé beaucoup de questions. Ils craignaient naturellement que l’on porte un jugement sur eux. Ils avaient peur que leur quartier et leurs proches se sentent stigmatisés. Ils redoutaient l’équation islam = terrorisme. Quand j’ai expliqué que mon but était, au contraire, de scruter au plus près le parcours de ces jeunes, de comprendre les petits traumatismes qui, couche après couche, avaient pu les conduire à de tels extrêmes, ils ont totalement soutenu le projet. A leurs yeux, c’était la première fois que l’on tentait de restituer toute la complexité de ce contexte, bien loin des schémas classiques véhiculés par les médias ou le cinéma en général. Je les ai aussi assurés qu’en aucun cas la violence ne serait un spectacle.

Quelle est la part de réalité ?
C’est inspiré des faits, mais tous les personnages sont fictifs. Et j’ai imaginé leur parcours à partir de ce qu’on m’a raconté. Je ne voulais pas faire un documentaire, mais écrire un récit dramatique - au sens littéraire du terme. Mais, bien sûr, des éléments très concrets, très réels des faits se retrouvent dans le film. Par exemple, l’absence de figure paternelle est un des points communs entre tous les kamikazes. De même, dans la réalité, le groupe islamiste a réellement tué un alcoolique qui avait insulté la figure de Dieu.

Avez-vous dressé un profil psychologique des terroristes ou vous êtes-vous laissé porter par votre imagination ?
Un peu des deux. C’est du cinquante-cinquante, je dirais. C’est assez difficile de parvenir à comprendre le mécanisme psychologique de ces jeunes gens. Comment expliquer le basculement qui vous amène à envisager non seulement de vous suicider mais aussi de provoquer en même temps la mort de dizaines d’autres personnes ? C’est quelque chose d’indicible. Ma démarche même, paradoxalement, est d’essayer de la comprendre, c’est, d’une certaine manière, ma motivation principale en faisant ce film. Même concernant la Palestine, par exemple, où des tas d’éléments peuvent expliquer le désespoir de la population, je ne parviens pas à appréhender la notion d’attentat suicide. Et, en même temps, comme c’est totalement à l’opposé de toutes mes convictions, c’est une réflexion très difficile, très douloureuse à mener à son terme. Je considère que l’on a toujours le choix. Mais j’ai dû assumer d’essayer de passer de l’autre côté du miroir, de me mettre dans la tête de ces jeunes garçons.

Les deux frères sont une totale invention, qui vous permet de confronter deux relations à la religion et à la violence. Avez-vous construit ces personnages avec vos deux acteurs ?
Pas vraiment, mais j’ai utilisé leur différence. L’un d’eux est très calme, très posé, très charismatique, tandis que l’autre est plus instinctif, un peu plus tourmenté. Je me suis appuyé là-dessus pour confronter leurs personnages. Sur le tournage, l’un passait d’ailleurs beaucoup de temps avec ses amis, tandis que l’autre restait concentré, solitaire, centré sur le film et son personnage. Le fait de travailler avec des amateurs m’apportait un naturalisme, une réalité, que je n’aurais pas eu avec des acteurs professionnels. Symboliquement, en plus, ils viennent exactement du même endroit que les kamikazes. Ils prient dans la même mosquée. Ils ont joué au football sur le même terrain, habitent à trois cents mètres de la maison dans laquelle certains kamikazes ont vécu. Rien ne pourrait remplacer cette réalité.

Ce bidonville n’a-t-il pas été détruit ?
Avant 2003, Sidi Moumen était à 80 % un bidonville, le reste était construit en dur. Aujourd’hui, c’est le contraire : 80 % environ du quartier est construit. Mais il reste encore une partie en bidonville. Et il y a trois autres bidonvilles autour. Mais ils essayent de les détruire. J’ai dû tourner dans un autre bidonville, qui ressemble à Sidi Moumen tel qu’il était à l’époque.

Le film a une véritable ambition cinématographique. Etait-ce pour vous éloigner de la docu-fiction ?
Je tenais effectivement à avoir une véritable ampleur. Je ne voulais pas donner l’impression d’une pseudoréalité, avec des images saccadées, brutes, faussement prises sur le vif. Je tenais à filmer dans le bidonville réel, mais donner une certaine saveur aux images, utiliser des mouvements de caméras élaborés, oser des images.

N’y a-t-il pas eu de frilosité au Maroc ?
Non, au contraire, la première source de financement du film fut d’ailleurs le fonds marocain du cinéma. Ce fut le point de départ. Ils ont totalement soutenu le projet. Le Maroc est d’ailleurs la principale source de financement.

Mais ne craignez-vous pas de perpétuer l’image du terroriste islamiste ?
C’est une question difficile. Je n’ai pas inventé les attentats suicides ou le terrorisme. Les islamistes non plus, d’ailleurs. Mais je n’allais pas m’autocensurer sous prétexte que je suis marocain ou, de culture, musulman. Au contraire, je pense que les réalisateurs marocains ou arabes en général doivent s’approprier leur histoire et affronter notamment cette histoire récente, plutôt que de laisser Hollywood se l’approprier à notre place. Ils le font de leur point de vue, ce que je comprends : ils ne sont pas musulmans. Nous pouvons représenter ces histoires avec nuance, avec une connaissance intime du sujet, mais nous ne devons pas nous mentir. Il y a eu des attentats à Casablanca. Je suis marocain. En tant qu’artiste, que réalisateur, je dois m’intéresser à cette histoire. C’est notre responsabilité. Nous devons avoir le courage d’affronter cette réalité en face, plutôt que de critiquer perpétuellement la représentation occidentale.


Alain Lorfèvre




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