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"Zero Dark Thirty" : montrer n’est pas justifier !

Publié le 31 janvier 2013 dans Actu ciné

Kathryn Bigelow, la réalisatrice du film sur la traque de Ben Laden répond aux critiques visant l'évocation de la torture qu'il représente.
Pendant de longues années, j’ai pensé que le film qui est devenu "Zero Dark Thirty" n’existerait jamais. Le but - réaliser une œuvre moderne et rigoureuse sur le contre-terrorisme, centrée sur l’une des missions les plus importantes et les plus secrètes de l’histoire des Etats-Unis - était enthousiasmant et estimable, du moins me semblait-il. Mais il y avait trop d’obstacles, trop de secrets, et des politiciens semant la route d’embûches. A travers tout, pourtant, grâce à l’obstination de mon équipe de réalisation et à une énorme dose de chance, nous sommes parvenus à boucler le film et à trouver des partenaires assez courageux pour le distribuer.

Puis la polémique a commencé. Maintenant que "Zero Dark Thirty" a été montré en salles dans tout le pays, de nombreuses personnes m’ont demandé si j’étais étonnée par le brouhaha qui entoura le film alors qu’il était encore en diffusion limitée, suscitant les réactions les plus contradictoires dans le chef de bien des spectateurs avertis. Le "Times" m’a demandé de développer certaines de mes récentes prises de position sur la question.

Je ne suis pas sûre d’avoir quelque chose de neuf à ajouter mais je peux au moins tenter d’être claire et concise. Avant tout : je soutiens le droit que confère le Premier Amendement à tout Américain de créer des œuvres d’art et de s’exprimer en conscience sans ingérence ou harcèlement de la part du gouvernement. Pacifiste depuis toujours, je soutiens toute condamnation de la torture et, plus généralement, de tout traitement inhumain. Je me demande toutefois s’il ne serait pas plus opportun que certains reproches formulés soient adressés à ceux qui ont ordonné et institué ces pratiques, plutôt qu’à un film qui rapporte les faits. Tout artiste sait que représenter n’est pas synonyme d’avaliser. Si c’était le cas, aucun artiste ne pourrait dépeindre des pratiques inhumaines, aucun auteur ne pourrait écrire à leur sujet, et aucun cinéaste ne pourrait aborder les sujets épineux de notre époque.

Cet important principe vaut d’être défendu et mérite qu’on le réaffirme. Parce que faire l’amalgame entre montrer et justifier, c’est faire le premier pas pour freiner la capacité et entraver le droit de n’importe quel artiste américain à exposer en pleine lumière des actions ténébreuses, surtout lorsque ces actes se drapent dans les atours du secret d’Etat et de la pusillanimité gouvernementale.

En fait, je suis très fière d’appartenir à une communauté hollywoodienne qui a inclus les films de guerre coups de poing dans sa tradition cinématographique. Il est clair qu’aucune de ces œuvres n’eût été possible si les réalisateurs des ères précédentes avaient eu peur de montrer les dures réalités des combats. Au plan pratique et politique, il me paraît illogique de faire le procès de la torture en ignorant ou en niant le rôle qu’elle a joué dans les méthodes et les stratégies du contre-terrorisme américain. Les experts divergent radicalement sur les pratiques exactes et les modalités de la chasse au renseignement et il ne fait pas de doute que ce débat ne s’éteindra pas de sitôt.

Quant à ma conviction personnelle, qui a donné lieu à des questionnements, des accusations et des spéculations, je pense qu’Oussama Ben Laden a été trouvé grâce à une enquête méticuleuse. La torture, comme nous le savons, fut cependant utilisée durant les premières années de la traque. Cela ne signifie pas qu’elle fut déterminante pour le retrouver. Mais cela signifie qu’elle est une partie intégrante de l’histoire que nous ne pouvons pas ignorer.

De toute évidence, la guerre n’est pas jolie et nous n’étions pas intéressés par une vision de cette action militaire amputée de ses conséquences morales. Dans la même veine, nous ne devons jamais négliger et jamais oublier les milliers de vies innocentes perdues le 11 septembre ainsi que lors d’attaques terroristes ultérieures.

Nous ne devons jamais oublier la bravoure de ces professionnels du renseignement et de l’armée qui ont payé le prix ultime dans leur effort pour combattre une grave menace contre la sûreté et la sécurité de notre pays. Ben Laden ne fut pas vaincu par des super-héros tombés du ciel mais par des Américains ordinaires, qui se sont battus avec courage, même s’il leur est arrivé de franchir certaines limites morales, et qui se sont donnés corps et âme aussi bien dans la victoire que dans la défaite, dans la vie ou dans la mort, pour la protection de leur pays.


Kathryn Bigelow


Traduction : Ph. T. avec A. L.




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