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Les retours de Jean-Jacques Andrien

Publié le 11 septembre 2012 dans Cinéphiles

Vingt ans après "Australia", trente après "Le grand Paysage d’Alexis Droeven", le cinéaste retrouve le pays d’Aubel et les producteurs de lait étranglés dans "Il a plu sur le grand paysage".
A l’heure on l’on célèbre les vingt ans de "C’est arrivé près de chez vous", on pourrait aisément s’imaginer que le cinéma belge est né avec Benoît Poelvoorde, Jaco Van Dormael et les Dardenne. C’est qu’on a vu apparaître tellement de talents, ces vingt dernières années, qu’on en a oublié ceux qui filmaient avant les années 90... Certes, Cinematek restaure sur DVD l’œuvre du père du cinéma belge, André Delvaux. Et Chantal Akerman reste l’icône de la cinéaste de festival. Mais qu’est devenu Jean-Jacques Andrien ?

Grand Prix à Locarno en 1975 avec "Le fils d’Amr est mort", il avait réuni Fanny Ardant et Jeremy Irons en 89 à Verviers pour y tourner "Australia". Ah l’Australie ! Depuis combien d’années - on ne compte plus - le cinéaste travaille-t-il au "Silence d’Alexandre" qu’il entend tourner parmi les aborigènes ? Malgré les années, jeter le boomerang n’est pas à l’ordre du jour. En attendant, il est retourné dans "Le grand paysage d’Alexis Droeven", ce film linguistique, poétique et dramatique (avec Nicole Garcia), qui voyait, en 1981, un jeune agriculteur s’interroger sur son avenir. Le film passera la barre des 100 000 entrées en Belgique et "Le Monde" écrira qu’il s’agit du "premier grand film du cinéma wallon". Trente ans plus tard, le cinéaste a retrouvé son grand paysage pour constater que la mutation de l’agriculture familiale était entrée dans sa phase terminale. "Il a plu sur le grand paysage" sort ce mercredi à l’heure où la Good Food March, partie de Munich le 25 août, ralliera Bruxelles le 19 septembre. Son objectif : porter les revendications de 80 organisations agricoles et environnementales sur la réforme de la PAC.


Tout au long de “Il a plu sur le grand paysage”, on voit les agriculteurs se poser beaucoup de questions. Les spectateurs aussi. La première : qu’est-ce qu’on peut faire ?
C’est le but du film, sa dernière image. Lors de cette rencontre des agriculteurs avec le politicien Marc Tarabella qui dit : "On ne sait pas faire grand-chose" ; un jeune agriculteur regarde la caméra. A travers elle, il interpelle le citoyen : à vous de jouer !

Il interpelle le citoyen ou le consommateur ?
Les deux, il y va de la qualité de la nourriture et de notre santé. Mais plus encore le citoyen, car ce qui se passe dans l’agriculture est symptomatique de ce qui se passe dans les autres domaines. Mais en agriculture, c’est visible, car ils sont en première ligne.

Quand on voit un robot traire une vache, on se dit qu’on est entré dans une nouvelle dimension.
Oui, la vache est traitée comme un objet, on bascule dans une nouvelle dimension. J’ai appris qu’il existe des étables de quinze cents vaches dans le désert en Arabie Saoudite. Le cheptel est géré par ordinateur. Il y a une déconnexion avec le vivant. On rentre dans une sorte de fiction bien réelle. Et quand l’animal trinque, l’homme trinque. Ce robot représente le délire du progressisme.

C’était mieux avant ?
Je distingue le progressisme du progrès. Le progrès, c’est formidable. Dans les années 50, être fermier était un métier pénible, se lever à 5 heures, se coucher à pas d’heure, deux traites par jour. Le progrès a permis une évolution positive, mais de là à basculer dans le progressisme Le progressisme, c’est une religion. Ce n’était pas mieux avant, non. Il n’y a pas de nostalgie car rien n’est perdu. Le vieux fermier pensionné a gardé cinq vaches pour ne pas oublier des valeurs essentielles : la liberté, la solidarité, la continuité, l’empathie avec les animaux.

Voit-on à l’écran les représentants de la dernière génération de l’agriculture de papa. Les fermier(e)s ont la gorge nouée quand ils parlent de leurs enfants, de leurs parents.
Ils ont perdu leur liberté, leur maîtrise, ils ont été dépossédés d’eux-mêmes, coupés de leur propre culture. Tous sont traversés par la même angoisse causée par cette grande insécurité économique. Dès qu’ils abordent la question du rapport aux parents, aux enfants, ils craquent. Je ne sais pas s’ils sont les derniers, mais il y a une fracture. On touche à l’inconscient et, pour moi, c’est formidable car le cinéma est une affaire d’inconscient. Quelque chose d’essentiel qui se passe, une douleur très vive.

Hier, c’était une fierté pour un père de léguer un bien et un métier à ses enfants. Aujourd’hui, c’est l’angoisse de leur mettre une charge si lourde qu’elle pourrait les briser.
Tout à fait, il y a un renversement. Jusque dans les années 60, il y avait une joie à léguer, à passer le relais; maintenant, il y a une fierté de ne pas charger ses enfants. Une reprise de ferme, cela peut coûter deux millions d’euros Et une nécessité d’investir sans cesse dans un environnement où les règles changent tout le temps. C’est une critique qu’on peut faire à la PAC. Ils disent : "Nous sommes dans un système qui ne parvient pas à trouver son équilibre." C’est très douloureux, l’agriculture s’hérite de père en fils. Ce n’est pas une fonction mais un état. Comme le cinéma. On vit dans le cinéma jour et nuit, même un rêve peut devenir intéressant cinématographiquement. Aujourd’hui, ils sont les ouvriers agricoles de leur propre ferme, sans indemnité de sortie.

Comme dit l’un d’eux : “On vit à l’envers.”
Formidable, cette phrase. Il y a comme cela des formules qui jaillissent. C’est pour cela que j’aime leur laisser un temps de paroles, sinon des formules comme cela n’ont pas de sens.

Pourquoi reprendre “Le grand paysage”, trente ans après ?
J’étais branché sur la préparation du "Silence d’Alexandre", sur la production du prochain film de Yasmine Kassari ("L’enfant endormi"). En me baladant un jour dans ce paysage qui est celui de ma famille, j’ai constaté une permanence et un changement. La permanence, c’était le contour du paysage, la succession de plans, ce vallonnement. Le changement, ce sont ces fermes transformées en maisons bourgeoises par des Allemands, ou entourées de nouveaux hangars, ou ruines. Le paysage est le produit du travail de l’homme et ce que je voyais était le symptôme d’une crise plus large. Et je me suis lancé dans ce sujet.

Vous n’aviez plus tourné de films depuis “Australia” ?
Après "Australia", j’avais beaucoup de portes ouvertes, mais je ne voulais pas tourner pour tourner. J’ai enseigné, je me suis battu pour Wallimage, j’ai produit des films et j’ai fait beaucoup de voyages en Australie. Je voulais changer de système car un cinéma qui m’intéresse beaucoup : le cinéma topique.

Topique ?
Oui, cela vient d’un manifeste rédigé par Deleuze et Derrida en 75. Ils opposent le cinéma topique au cinéma a-topique. Plutôt que de dire cinéma d’auteur et cinéma commercial, je préfère topique et a-topique. Le cinéma a-topique est un cinéma qui fonctionne pour lui-même, c’est la fiction pour la fiction, c’est le cinéma commercial dont le but est de faire de l’argent et le réel n’est là que pour légitimer la fiction. A l’opposé, dans le cinéma topique, il y a vraiment un retour du réel dans la fiction. Mais réel n’est pas réalité. Le réel, c’est la totalité de l’existant alors que la réalité, c’est ma perception du réel. Le cinéma topique, c’est un dispositif cinématographique qui permet à ce qu’on n’a pas perçu du réel, à ce qu’on n’a pas mis en scène, de s’imposer dans la fiction. C’est par exemple cette phrase "On vit la vie à l’envers" dont je n’avais pas saisi l’importance au moment du tournage. C’est un retour du réel dans la fiction. Kurosawa, c’est du cinéma topique, Ozu aussi, Kiarostami, Cassavetes, Resnais, car ils ont un positionnement par rapport au réel qui permet à la vie de s’introduire dans leurs films.

Quand verra-t-on “Le silence d’Alexandre” ?
Ça prendra peut-être une vie mais j’y arriverai. Le projet a été stoppé deux fois à cause de divergences fondamentales avec des producteurs locaux. Maintenant, j’ai créé ma propre société en Australie.


Fernand Denis

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