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La loi de Benoit Jacquot : entretien

Publié le 22 mars 2012 dans Cinéphiles

Le réalisateur, qui avec "Les Adieux à la reine" fête son vingtième film, s’attache à plier la narration au point de vue d’un seul personnage. Féminin, de préférence…
D’où vient cet intérêt international selon vous ?
Je crois que le sujet intéresse universellement. Le premier pays étranger à avoir acheté le film, c’est le Japon. Dès le tournage. Ils l’ont acheté sur base d’un montage provisoire de la fin du film. Le plus gros distributeur japonais. Pour un cinéaste comme moi, c’est extrêmement satisfaisant. En même temps, c’est curieux, car on éprouve un certain doute : pourquoi est-ce que tout d’un coup ce film plait autant.

Pourquoi inquiétant ?
C’est une question de tempérament, mais j’ai toujours préféré des films qui ne plaisent pas à tout le monde. J’ai ça aussi pour les tableaux, les livres, les êtres humains. Donc, cette adhésion très large, je l’avoue, m’inquiétait.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le roman de Chantal Thomas ?
La loi du livre, qui fut aussi la loi de certains de mes films : faire obéir la narration au seul point de vue d’un personnage, si possible féminin, qui traverse un temps et un espace donnés et réglés. En l’occurrence, c’était très délimité : Versailles, pendant trois nuits de bouleversement historique majeur, durant lesquelles l’histoire intime et l’Histoire s’entremêlent. Le rôle principal, c’est la lectrice, et le rôle central, c’est la reine. A la lecture du livre, j’ai tout de suite ressenti la matière d’un film.

Sidonie ressemble à une groupie…
Tout à fait. Elle vit uniquement pour et par son idole. Elle est dans l’idolâtrie. Quoi qu’il arrive, son identité repose sur l’adoration qu’elle nourrit pour la reine. Et quand tout cela disparaît, elle est rendue à une sorte de néant. Étonnamment, Léa Seydoux n’a réalisé que lors de la projection que Sidonie se retrouvait rendue à une vacance totale. La phrase finale l’a surprise a posteriori. Pour elle, Sidonie deviendrait quelqu’un après le film. Alors que mon idée est le contraire.

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec l’actualité récente, notamment dans l’aveuglement du régime qui ne comprend pas que c’est fini...
C’est inévitable. Et c’est ce qui arrive à longueur de temps. Il y a toujours la peur du vide qui pousse l’entourage de ces régimes à se raccrocher aux lambeaux de ce qui existe. Ce qui entraîne, jusque dans les classes inférieures, ce qu’on appelle la servitude volontaire. Sidonie est pour sa part dans la servitude passionnément volontaire.

N’y a-t-il pas une déclaration d’intention à faire un film historique qui montre l’Histoire sans ses acteurs habituels. En disant : “Ceux qui font l’Histoire ne sont pas ceux qu’on croit.”
Oui, il y a de ça. Mais c’est plus ambigu. Ou moins "renoirien", si vous préférez. A partir du moment où je décide que le film sera entièrement porté par un personnage, je ne peux qu’adopter son point de vue. Et faire le film du point de vue de Marie-Antoinette ne m’aurait pas intéressé. J’aurais pu filmer l’histoire ainsi, en préservant le cérémonial très lent de la Cour. Mais ça ne m’intéresse pas. Mon intérêt, c’est d’obéir à un point de vue féminin, parce que je suis indécrottable, qui est tout près et si près, que ça rend Sidonie aussi aveugle que le roi et la reine.

Vous évitez le piège de la reconstitution…
Grâce à ça, grâce à la tenue rigoureuse d’un point de vue unique et, donc, nécessairement partiel et partial. Le cliché découlera toujours d’un point de vue omniscient qui, nécessairement, rencontre la carte postale. Tout arrive à l’insu. Donc, échappe au cliché. On retrouve alors ce qu’on appelle le réel.

L’utilisation de la caméra portée aide aussi à garder ce point de vue.
Bien sûr, puisque je la suis, je la perds, je la cherche. Mon regard est dans une vibration accordée au sien. J’essaie de rendre sensible son errance. On se fiche du décor, d’une certaine manière. Même si nous avons filmé à Versailles, et heureusement, car c’est le cachet authentique. Mais je n’allais pas me faire plaisir avec un long et lent travelling dans la Galerie des Glaces. C’est Sidonie qui m’intéresse.

C’est comme un documentaire…
Oui, c’est assez proche. Je crois d’ailleurs que si je devais suivre des événements insurrectionnels, je ne chercherais pas à tout prix à être aux avant-postes. D’abord, parce que tous le font. Ensuite, parce que je crois que ce serait plus pertinent de suivre un individu, concerné physiquement mais psychiquement par les événements. Et j’essaierai, à travers cet individu, de faire ressentir au spectateur ce qui est en train de se passer et pourquoi. A mon avis, cela rend sensibles les événements.

Comment avez-vous choisi Léa Seydoux ?
Il y a d’abord eu décision de transformer le personnage qui, dans le livre, a au moins une quarantaine d’années. Au début du projet, il était question d’Isabelle Huppert en Sidonie et de Jodie Foster en Marie-Antoinette. (Rires.) Je ne regrette vraiment pas... Je me suis dit que ça ne serait crédible qu’avec une très jeune fille. Car il fallait qu’elle ait une part d’innocence pour réagir avec une telle force aux événements. Je crois que cette servitude volontaire n’aurait pas du tout été crédible avec Huppert et Foster, aussi grandes actrices soient-elles. Dès que j’ai pu faire accepter cette idée, il fallait une jeune actrice d’une vingtaine d’années, et prometteuse. Je lui ai demandé de faire le film il y a deux ans, avant que sa carrière ne suive une courbe ascendante. Je suis bien tombé. Elle avait fait une dizaine de films, où elle était très bien, mais je ne l’avais encore jamais vue à ce niveau.

Comment l’amenez-vous à ce niveau ?
Selon les actrices, il y a une proximité qui se crée. Elles sentent bien, lorsque le film démarre, qu’il n’y a qu’elles qui comptent. Les filles sont très sensibles à ça. Et les actrices, aussi. Et elles l’apprécient. Sans doute que ce n’est pas si fréquent.

Attendez-vous une composition ou essayez-vous que le personnage rencontre le comédien ?
Je ne crois pas à la "peau" du personnage. Je crois qu’il y a une proposition de personnage qui est là, abstraite, et que l’acteur ou l’actrice l’approche et cherche à l’incarner. Ce que je cherche et que j’enregistre avec ma caméra, c’est ce mystère de l’incarnation. Tout d’un coup, une silhouette mentale partagée par le comédien et le metteur en scène prend vie. On rêve à deux. Ce que j’aime filmer, ce n’est pas le personnage parfaitement illustré, mais ce chemin entre l’acteur ou l’actrice vers ce point imaginaire qu’est le personnage et comment petit à petit cet imaginaire, sans qu’il ou elle en ait conscience, l’habite.


Entretien à Berlin, Alain Lorfèvre

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