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Jean-Pierre Darroussin, travailleur volontaire

Publié le 26 octobre 2011 dans Actu ciné

Interview à l'occasion de la sortie de "De bon matin"
Au lendemain de la sortie du film de Jean-Marc Moutout en France, Jean-Pierre Darroussin déboulait - de bon matin - au FIFF à Namur, visiblement épuisé. L’année fut chargée pour l’homme qui est remonté sur les planches jouer son cher Tchekhov sous la direction de l’écrivain Marc Dugain. Deux films pour la télé, "Le Grand Restaurant" de Gérard Pullicino et "La mer à l’aube" de Volker Schlöndorff. Et, bien sûr, deux films qui ne sont pas passés inaperçus à Cannes, "Le Havre" de Kaurismäki et "Les Neiges du Kilimandjaro" de son ami Guédiguian.

Vous avez l’air fatigué.
C’est à ce moment-là qu’on finit par lâcher des trucs.

C’est la méthode des Dardenne. Ils multiplient les prises pour que les acteurs se fatiguent et se lâchent.
C’est la technique du théâtre. On répète, on répète, on répète et c’est dans la fatigue, dans l’épuisement, qu’on trouve. On va plus loin dans l’exploration d’un personnage au théâtre qu’au cinéma où l’on se contente un peu de la première approche. On a une idée, le metteur en scène en a une aussi. On essaie qu’elles se rejoignent. On se lance. On fait trois-quatre tentatives, cinq. Si le metteur en scène trouve cela satisfaisant, on s’arrête là. Mais on sait bien qu’après la vingtième tentative, quelque chose serait venu, qui aura exploré une autre dimension du personnage. Quand on joue, comme cela m’est arrivé, 500 fois la même pièce, arrivé à la 400e, on a l’impression de bien mieux comprendre le rôle et d’être meilleur qu’à la première. Il n’y a pas beaucoup de domaines où le fait de travailler empêche de s’améliorer (rires). Mais la première a quelque chose de magique. Elle est fragile.

Au cinéma, vous êtes plutôt de la première ou de la dernière ?
Plutôt de la première, c’est ce que j’ai compris à force de faire des films. Mais j’essaie de faire plein de propositions. Et je suis de la vingtième aussi, mais c’est rare d’arriver jusque-là. Il ne s’agit pas que de soi-même non plus, il y a le rapport aux autres. C’est parfois compliqué d’être dans l’écoute de son partenaire à la première prise.

Votre personnage dans “De bon matin”, commet-il, de son point de vue, un acte de vengeance ou un acte altruiste ?
Une espèce de sacrifice qui doit réveiller les consciences. Je pense qu’il a réussi à se convaincre, à se fanatiser, pour penser qu’il faisait un acte salutaire. Son sens du sacrifice lui vient de son éducation catholique. Si ce n’était qu’une vengeance, il accepterait d’aller travailler dans une autre boîte. Il n’est peut-être pas aussi têtu que cela. Mais il y a peut-être une position de principe.

Est-ce un film sur le harcèlement moral, une notion subtile ? Donner une mauvaise heure de réunion, cela paraît anodin. Mais on voit combien c’est humiliant.
Les nouveaux dirigeants utilisent beaucoup de perversité pour arriver à leurs fins. Ils cherchent à optimiser leur gestion et le harcèlement moral est un symptôme de la perversité. Le sujet du film, c’est essayer de comprendre comment un individu, sain de corps et d’esprit, en arrive à cette extrémité-là. Qu’est-ce qui l’a transformé ? Comment sa petite faille s’est-elle mise à grandir, alors qu’il était un modèle de fonctionnement, d’intégration. Jusque-là, il était dans une phase ascensionnelle. Qui est porteuse d’illusions. C’est dangereux de s’imaginer compétent.

C’est une faille commune à beaucoup, il n’est pas bien difficile de se projeter ?
C’est sûr, on a tous la possibilité d’être un maillon faible en se croyant fort. 50 ans, ce n’est pas forcément l’âge où l’on s’attend à prendre de telles leçons. On voudrait être un peu plus tranquille. Mais on vit dans une société où l’on va trouver quelqu’un de plus jeune, qu’on va payer moins, pour faire le même travail. C’est illusoire de croire qu’une société ne vous utilise pas à son propre profit. On pense qu’on va retirer quelque considération de ses efforts, mais finalement, non. Il est monté trop haut. L’optimisation de la gestion nécessiterait que son poste soit dévolu à quelqu’un de moins important.

Rien de personnel”, les films de Guédiguian, ce rapport de l’homme et du travail semble vous passionner. Un genre n’est-il pas en train d’apparaître ?
C’est tant mieux, car des notions de classe ont disparu. Il y avait une époque, où lorsqu’on se sentait appartenir à une classe, la classe ouvrière, par exemple, on avait un dénominateur commun, on partageait une souffrance, une oppression. Ici, c’est un cadre, mais il ne sait pas à quoi il appartient. Il est devenu de la main-d’œuvre, mais il n’a pas de nom, pas de catégorie, pas de classe. Mais s’ils se regardent les uns les autres, ils n’ont pas besoin d’être 3 000 en bleu de travail à la sortie d’une usine pour comprendre qu’ils font partie d’une catégorie broyée par le système aussi.

Le dernier Guédiguian montre que la classe ouvrière ne sait plus où elle en est.
Je pense que "Les Neiges du Kilimandjaro" se pose la question : comment les valeurs de la classe ouvrière, héritée de Jaurès, de nos parents, n’ont-elles plus cours dans le monde d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’on a raté pour perdre cette conscience de groupe, ce sentiment d’être sur le même bateau. On a cru que c’était acquis ? Qu’on allait passer à une société plus légère, qu’on allait développer les loisirs ? On a manqué de lucidité. Alors, il reste cette solidarité, mais réduite au couple qui continue à perpétuer certaines valeurs. Il reste un petit noyau, plus capable de faire des enfants, mais encore d’en adopter.

Et transmettre l’idée que la solidarité, c’est l’affaire de chacun.
C’est ce que nous avaient transmis nos parents. Mon père me racontait qu’avant 1936, quand un homme tombait malade, il n’y avait pas d’arrêt maladie, il était éjecté de l’usine, une semaine ou deux et il ne touchait pas d’argent. Le voisinage s’organisait pour que sa famille puisse manger. C’était naturel, à cette époque. Aujourd’hui, la souffrance de l’autre est encombrante.

Dans “Le Havre” de Kaurismäki, vous incarnez aussi un policier qui cherche à faire son travail humainement.
Il porte en lui une idée de sa fonction. Kaurismäki est quelqu’un qui a du mal de faire le deuil de quoi que ce soit. Il a envie que tout persiste. Ça se voit. Il aime les vieilles bagnoles, il ne peut se résoudre à ne pas les mettre dans ses films. Il aime travailler avec le vieux matériel, il n’utilise pas de caméra moderne. Je joue un flic de tous les temps, machiavélique et débonnaire. S’il s’agit d’être en accord avec sa propre humanité, ce ne sont pas les ordres qui vont l’en empêcher. C’est aussi une valeur ancienne (rires).


Fernand Denis, entretien au FIFF à Namur

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